Centre d'Étude du Futur

            « -Que sont les pieds? »

Comme d'habitude, le sous-officier avait hurlé les mots. Mais, cette fois-ci, le sens de la phrase m'échappait, et je ne devais pas être le seul à m'étonner. Tous affichaient cependant une impassibilité de marbre. Miliciens appelés à « servir la patrie », nous tenions un garde-à-vous rigide, impeccablement alignés dans cette cour de caserne.

Poser des questions incongrues n'était pas la seule activité de notre sergent. En fait, l'essentiel de ses journées consistait en une tâche pour lui primordiale: nous rendre la vie impossible. Et croire que celui-là pouvait penser, revenait à le valoriser outrageusement. Ajoutons à cela, sa volonté de nuire, son obésité, et nous avions devant nous un être tout droit sorti du jurassique. Il aurait donc mérité amplement l'appellation de « Militarosaure enquiquinus ». Mais, ses « En avant... arche! », lui avaient aussitôt valu le surnom de « Noé ».

 

            En toute justice, il faut reconnaître que Noé se voyait dépassé dans la malveillance par le lieutenant. Cet officier en effet, aurait fait merveille dans les Waffen SS. C'était un Belge d'origine germanophone; une peau de vache qui ne souriait jamais, parlait d'une voix glaciale, distribuait moult punitions. Bref, il avait tout du mal-baisant, et ce d'autant plus qu'il s'appelait Kurt Moll (prononcez « courte molle »). Soit un nom difficile à porter, pour ce militaire qui affichait une virilité fanatique.

 

            Ce jour-là, nos deux nuisibles semblaient nous concocter un nouveau coup tordu. Nous leur avions pourtant fourni leur show préféré: défilé en cadence, arrêt brusque dès commandement, demi-tour énergique, alignement perfectionniste, maniement d'armes bien rythmé, salut au drapeau. Or, le « rompez-les-rangs » qui devait clôturer ce carnaval n'avait pas été donné. Bien plus, Noé s'était mis à examiner le fusil de chacun, puis à vérifier la longueur des cheveux, l'inexistence de poils au menton, le brillant des godillots, la présence de chaque bouton. Manifestement, il cherchait à punir.

Certes, la présence du lieutenant Moll ne pouvait que l'encourager dans ses mauvais penchants. Mais il en faisait trop. Dès lors, pas de doute: l'éplucheuse automatique était encore en panne. Voir Noé à ce point tatillon, nous renseignait donc sur l'état du matériel de l'intendance. En conséquence, de malheureux bidasses allaient devoir se vouer à d'interminables épluchages de patates. Pour sûr dès lors, que l'on verrait sous peu une cohorte de punis avancer pesamment sur le chemin des cuisines. Là, attendaient les précieux tubercules, parqués en un tas d'une hauteur impressionnante. Déjà, je plaignais ces malheureux qui joueraient du couteau durant des heures, avec pour seul réconfort une maxime: « Les bonnes patates font les beaux soldats ».

 

            Personnellement, je n'avais rien contre les pommes-de-terre. Bien du contraire! Il faut savoir en effet, que je suis né dans cet endroit idyllique que les Flamands appellent « Frituur » (prononcez « Friterie »). De sorte que mes facétieux parents envisagèrent un moment de me prénommer « Wilfried » (prononcez « Huile-frite »). C'est donc en déambulant parmi les épluchures que j'ai fait mes premiers pas. Initiation plaisante, car donnant lieu à maints joyeux dérapages. Ainsi se déroula ma prime jeunesse: au sein d'une famille qui confondait Grèce antique et gras-de-boeuf périmé.

Tout ceci pour dire que mon destin semblait marqué par notre plat national. Et, que certains y auraient vu comme une invite à la ferveur patriotique. Malheureusement pour la Belgique, grandir au milieu des frites ne parviendrait pas à me muer en farouche défenseur du Royaume...

 

                                                                       XXX

 

            Armand Dringuelle interrompit sa lecture. Il reposa le livre autobiographique écrit par son ancêtre, se cala un peu plus dans son fauteuil.

Ces péripéties militaires, songeait-il, se déroulaient en 1965. Or, en ces temps lointains, on ne vivait pas vieux. De fait, son aïeul était mort précocement, peu après son 92ème anniversaire. Par contre, en cette année de grâce 2201, Armand Dringuelle, lui, comptabilisait déjà 133 printemps.

Comme toujours, lorsque l'idée de la mort s'immisçait dans ses pensées, une profonde angoisse étreignait sa poitrine. Alors, tout aussi immanquablement, survenait le souvenir d'Albert, son ami prématurément disparu, à l'âge de 108 ans seulement, assassiné par un mari jaloux. 

Ce drame terrible s'était déroulé sous ses yeux. Constamment, Armand revoyait cette scène atroce où l'époux colérique déchargeait son pistolet sur Albert. Ensuite, le meurtrier – un clone de François Hollande – prenait aussitôt la fuite. Et, disparaissait dans la circulation, juché tant bien que mal sur la petite moto que conduisait un complice.

 

            Une photo de l'ancien président de la république française, accompagnée du bandeau « Recherché pour meurtre », parut immédiatement dans tous les médias. Mais, pour les forces de l'ordre, un clone de François Hollande se cachait forcément chez les pauvres. C'est en effet le ratissage systématique de nombreux bidonvilles qui permit à la police d'arrêter l'assassin, et de retrouver l'arme du crime. 

Ici, nul besoin d'imiter Sherlock Holmes afin de solutionner pareille enquête. Car nombre de couples désargentés refusaient toute procréation pour se procurer à bon compte l'ADN de gens célèbres. Seuls les riches agissaient autrement. Grâce à leur fortune, ceux-ci pouvaient octroyer à leur progéniture l'indispensable augmentation du quotient intellectuel, la longévité sans fin, le cocktail immunitaire performant. En revanche, beaucoup de miséreux préféraient adopter un  enfant suscitant quelque respect, plutôt que de mettre au monde une progéniture destinée au servage. Cependant, au sein du petit peuple aussi sévissaient maintes inégalités. C'est ainsi que, sur le marché du clonage, une réplique du président Hollande se négociait pour trois fois rien, tandis que le duplicata d'un général De Gaulle atteignait des prix exorbitants.

Le succès rapide des policiers s'expliquait donc par leur grande connaissance du terrain.

 

            Armand n'éprouvait nul mépris ni préjugé à l'encontre des plus démunis. D'ailleurs, sa vie sentimentale en témoignait. Pendant plusieurs années en effet, il se consuma d'amour pour une livreuse de pizzas, parfaite copie de Marilyn Monroe.

A vrai dire, ses gènes améliorés, son cerveau amplifié, ne lui procuraient aucun orgueil. Briller en société ne motive pas qui se veut à l'écart, se retire du monde ambiant. En réalité, la peur le tenaillait.

Quand on peut vivre éternellement, on ne joue plus avec la mort. Il y a trop à perdre. Le moindre risque devient inacceptable, la sécurité prime, l'anxiété submerge. Règne alors cette imagination maladive, cumulant les fantasmes d'accidents, d'agressions, d'attentats.

Aussi, depuis la disparition brutale d'Albert, Armand développait une véritable phobie. Aussitôt parvenu à ses oreilles, le mot « Hollande » déclenchait son total désarroi. Et tout ce qui, de près ou de loin, pouvait lui rappeler ce nom, le mettait dans tous ses états. Entendre quelques paroles exprimées en néerlandais suffisait ainsi à ternir sa journée. Il détestait maintenant les tulipes, et la seule vue d'une tranche de gouda le faisait frissonner.

 

            L'agitation d'Armand ne pouvait se dissimuler. Le minuscule capteur biométrique inséré dans son thorax envoyait à chaque instant des ondes radio à Orcedo (ordinateur central domestique). De sorte que se transmettait pour analyse, une multitude de données corporelles: dopamine, globules, enzymes, glucose, minéraux, vitamines,... Et, comme il fallait s'y attendre, une voix solennelle résonna dans la pièce:

 - « Armand, je constate que votre niveau de stress est particulièrement élevé. En conséquence, je recommande la prise immédiate d'une gélule Lumeçon-3 »

 Aussitôt, un verre se déplaçait sur le tapis roulant de la cuisine, se remplissait sous le distributeur d'eau, pendant que d'un autre dispensateur tombait le médicament voulu.

L'androïde hérité de ses parents, Bôcelle-24, lui apporta le tout, avec en prime un sourire d'encouragement. Et Armand s'exécuta, avalant cette potion sans grimace.

Maintenant tranquillisé, il reprit la lecture du recueil de souvenir qui, génération après génération, se transmettait à tous les membres de la famille Dringuelle.

 

                                                                       XXX

 

             «  - Que sont les pieds? »

Cette fois, la question s'adressait directement à mon voisin. Noé s'était planté devant Jérôme et le toisait avec arrogance.

Complètement paniqué, notre camarade se mit à balbutier:

            « - Les... les pieds? Chef!? »

Là-dessus, l'abominable homme des casernes entra comme en fureur:

            «  - Je ne le répéterai pas trois fois: que sont les pieds? Je parle français, nom de Dieu! »

Cela, nous le savions qu'il parlait français; mais mal. Lui qui disait: « Si l'ennemi vous tire dessus, vous devez aussitôt rispoter! »

Jérôme cependant n'avait pas le cœur à la rigolade. Et c'est d'une voix chevrotante qu'il donna sa  réponse:

            « Euh... les pieds... ce sont... euh... des supports! »

La figure du sous-officier changea d'expression. Il abandonna la colère pour s'esclaffer bruyamment. Et, d'un ton moqueur, il lança « des supports! »; tandis que son bras désignait le pauvre garçon.

Je dois avouer ici, à ma grande honte, que plusieurs rires serviles fusèrent de nos rangs...

 

            Soyons juste: le comportement de Jérôme versait parfois dans l'humour involontaire.

Ainsi, dans l'avion qui nous menait à nos cantonnements, sa terreur manifeste suscitait nombres de sourires; du moins, au début. Car cette sorte de vieux coucou à hélices affectionnait les trous d'air. Ceux-ci, régulièrement, le faisaient tomber comme une pierre. Ce qui emballait ses moteurs, lesquels produisaient alors un bruit d'enfer. Nous agrippions aussitôt notre banc, qui courait le long de la carlingue, pour tâcher de rester assis. Si l'on ajoute que les vibrations incessantes nous transformaient tous en parkinsoniens ahuris, on aura compris qu'un tel voyage ne favorisait guère les vocations d'aviateur. D'autant que nos angoisses se voyaient confirmées par le port obligatoire du parachute. Jérôme d'ailleurs, se cramponnait à ce dernier comme un naufragé à sa bouée.

Ce qui devait arriver arriva. Survint un chute interminable, suffisamment abrupte pour nous couper le souffle. Alors, au comble de la panique, Jérôme actionna la poignée commandant l'ouverture de son ventral.

 

            Le parachute ne put s'épanouir en corolle, faute de vent. Mais il avait jailli avec force, pour se répandre sur le plancher de l'avion. Plusieurs mètres de toile gisaient lamentablement à nos pieds.

Affolé, Jérôme se précipita pour ramasser le tout, empressé comme une lavandière récupérant son linge juste avant l'orage. Il regagna sa place, totalement immergé dans une boule de léger tissu brun. Et c'est de pareil amoncellement que nous parvint une voix reflétant le plus profond désespoir:

            «  - Maintenant, si l'avion a des problèmes, et que l'on doit sauter, mon parachute ne s'ouvrira pas... »

Cette vérité incontestable aurait pu nous plonger tous dans un silence embarrassé, s'il n'y avait eu Pierre. Chez lui, tout était sujet à plaisanteries. C'est donc sans aucune surprise que nous l'entendîmes certifier:

            «  - Si ton parachute ne s'ouvre pas, alors tu dois tenir ton bras gauche bien en l'air; comme ça. » Et de mimer la scène à un Jérôme médusé. Lorsque, finalement, celui-ci osa un timide « pourquoi? », son interlocuteur répondit, sur le ton docte du savant qui énonce une théorie imparable:

            «  - Parce que en tenant ton bras gauche bien en l'air, tu as toutes les chances de ne pas casser ta montre! »

 

            En réalité, Jérôme était un farfelu inoffensif, une espèce de dadais sympathique. Mais ceci faisait de lui un de ces êtres non conformes qui indisposent les esprits étroits. Aussi, Noé l'avait immédiatement pris en grippe. Il harcelait donc notre camarade, cherchant particulièrement à l'effrayer. Et, mis au courant des frayeurs aéronautiques de son souffre-douleur, il lui affirma que nous allions suivre une formation de parachutiste.

Là encore, il fallut l'intervention de Pierre pour dédramatiser la situation. S'adressant à un Jérôme anéanti, notre copain blagueur lui tint ce raisonnement imparable:

            «  - Crois-tu un seul instant que les hommes de notre unité se porteront volontaires pour sauter dans le vide? »

Jérôme fit « non » de la tête.

            «  - Il faudra donc que l'on nous jette tous hors de l'avion!? »

Jérôme ébaucha un sourire.

            « Et puisque nous sommes quarante, nous éjecter ainsi demandera l'intervention d'au moins deux cents balèzes de la police militaire!? »

Jérôme à présent, se retenait de pouffer.

            «  - Alors, surtout pas de panique; nous ne sauterons jamais en parachute! Parce que la petite armée belge ne possède aucun appareil susceptible de transporter autant de monde » ... 

 

                                                                       XXX

 

            Armand se leva d'un bond, puis recula de quelques pas. Apparemment Bôcelle-24 s'était permis de lire par-dessus son épaule. Avec pour résultat, le déclenchement d'un fou-rire magistral. De sorte que de violents hoquets secouaient à présent l'androïde.

Certes, son aspect de jeune femme blonde, aux formes affriolantes, s'avérait particulièrement plaisant. Mais, derrière cette apparence délicieuse, fonctionnait une machine. Et, ce rire intempestif provenait de son programme; lequel lui accordait nombre d'émotions, semblables à celles des humains.

Sa vétusté cependant, constituait un problème. Car, lorsque secoués par de telles crises d'hilarité, ces modèles anciens crachaient parfois des vis, des écrous, des boulons. Armand s'écartait donc avec circonspection. Il connaissait en effet quelqu'un qui, en pareille circonstance, avait failli perdre un œil.

 

            Une heureuse diversion permit de rétablir le calme. La sonnerie mélodieuse du visionoscope venait de retentir, annonçant l'apparition d'un hologramme. L'instant d'après, une silhouette scintillante survenait dans la pièce.

Fasciné, Armand semblait raide comme un piquet. Mais, son large sourire témoignait de l'intensité de sa joie. C'était Adeline, la jolie, la merveilleuse, l'incomparable Adeline. Et celle-ci se tenait devant lui. Au comble de l'enchantement, il remarqua qu'elle paraissait également ravie de leur rencontre. Alors, comme toujours, sa voix suave et tellement féminine provoqua chez lui des transports d'allégresse:

            « - Bonjour, Armand! Je suis vraiment heureuse que l'on puisse se parler car... »

 

            Brutalement, l'image de l'être chéri venait de disparaître. Complètement désemparé, Armand apostrophait aussitôt Orcedo, criant presque:

            « - Est-ce toi qui a coupé la transmission?

               - Oui; et c'est pour votre bien, Armand. Je vous l'ai déjà dit: cette fille ne peut pas vous convenir. D'ailleurs, la différence d'âge entre vous deux s'avère trop importante. Dois-je vous rappeler que vous courtisez une petite jeune qui n'a que 76 ans !?

             -  Suis-je donc un pédophile?

             - Ne vous moquez pas, Armand. Un mariage réussi dure plusieurs centaines d'années. Or, en épousant celle-là, jamais vous n'atteindrez cette longue période de félicité conjugale.

             - J'avoue que je pourrais me contenter d'un bonheur limité à quelques décennies.

             - Vous n'êtes pas dans votre état normal, Armand. Depuis que vous avez vu cette jouvencelle, votre taux de testostérone a considérablement augmenté. Ce sont vos hormones qui dictent à présent vos pensées.

En conséquence, je préconise que vous vous détendiez en regardant un film porno. Et, durant ce visionnage, Bôcelle-24 vous fera une petite gâterie. Ce qui devrait vous apaiser, vous permettre de réfléchir enfin correctement.

 

            Déjà, sur le mur-écran du salon, défilait une filmographie torride aux titres évocateurs: Alice Baba et les 40 baiseurs, Blanche-fesse et les 7 mains, La bonne, le rut et le truand, ...

Armand devait maintenant élire une de ces productions spécialisées. Mais, il se trouvait dans un état de totale confusion. En réalité, le constant paternalisme d'Orcedo commençait à l'agacer. De plus, pour la première fois de sa vie, il avait rejeté les sempiternelles recommandations persuasives. Et tout ceci le perturbait énormément.

Ce fut l'attitude outrancière de Bôcelle-24, qui le sortit de son désarroi. L'androïde en effet, s'avançait lentement vers lui, roulant des hanches, affichant une moue saturée de concupiscence.  Alors, à nouveau, Armand eût ce réflexe de reculer précipitamment. Parce que, cette fois, il risquait de perdre beaucoup plus qu'un oeil...

 

            A tout moment un système informatique peut subir l'une ou l'autre forme de piratage. Les logiciels archaïques se révèlent ainsi particulièrement vulnérables. De ce fait, un robot féminin démodé constituait la cible idéale pour les hackeurs sadiques. De sorte que ceux-ci parvenaient à transformer de charmantes humanoïdes en sécateurs d'épouvante. Et plus d'un qui se rêvait séducteur technophile, s'était soudain réveillé en castrat authentique.

On comprendra sans peine que le retrait précipité d'Armand résultait de sa grande prudence et, de son attachement à ses organes reproducteurs.

 

            Maintenant, Bôcelle-24 boudait dans la pièce d'à côté cependant qu'Orcedo marquait sa désapprobation par un mutisme inhabituel. La maisonnée semblait avoir perdu toute quiétude. Mais, cette situation nouvelle n'étonnait guère Armand. Il savait que le changement provenait de sa subite allergie à suivre des directives. 

De toute évidence, un attrait particulier réussissait à modifier ses actes: celui que propageait le récit de son ancêtre. C'est donc avec une attention accrue qu'il reprit la lecture d'un tel livre subversif...

 

                                                                       XXX

 

            «  - Que sont les pieds? ».

A présent, les deux mains du sergent brandissaient un petit livre à couverture grisâtre. Et cela, avec un tel respect... A croire qu'il nous présentait là les Saintes-Ecritures, dans leur version originale.

            «  - Vous avez tous reçu le règlement militaire que voici. Si vous l'aviez lu, vous sauriez répondre à ma question! ».

Le propos s'adressait à Jérôme, qui reçut en prime une rafale de postillons, mais aussi à toute la troupe. Or, voilà qui était nouveau et inquiétant. Car personne n'aurait pu mémoriser ce bouquin malpropre. De fait, obligations, sanctions et menaces suintaient de ses pages, telle la confiture des tartines.

            «  - Je vais vous dire ce que sont les pieds! ».

Noé semblait ravi de nous apprendre enfin quelque chose. Il feuilleta son catéchisme jusqu'à la bonne page, en suivant le texte de son index, puis martela:

            «  - Les – pieds – sont – l'objet – de – soins - constants ».

 

            J'appris effectivement quelque chose ce jour-là. Lorsque tomba le fatidique « Patates! » expédiant Jérôme aux pommes-de-terre, je perçus en effet toute la subtilité contenue dans l'expression « Éplucher le règlement ».

Pour l'heure, Noé cherchait une autre proie. C'est donc tout naturellement qu'il se posta devant Pierre.

            « - Vous-là, le « comique »; est-ce que vous connaissez votre règlement militaire?

               - Bien sûr, chef!

               - Magnifique! Je peux donc poser une question difficile à Môssieur-le-comique!?!                         - Certainement, chef!

               - Parfait... Sous quoi une sentinelle ne peut-elle s'assoir??? »

 

            En fait, notre camarade s'était fait remarquer dès l'arrivée au cantonnement. Lors de ce premier rassemblement, nous avions dù nous présenter. L'un après l'autre, nous déclinions notre identité, la fonction exercée dans le civil, les diplômes éventuels. Quand vint le tour de Pierre, celui-ci donna son nom à Noé puis, avec la fierté du coureur-cycliste qui dit avoir gagné le Tour de France, il lança:

            «  - Arts plastiques, chef! ».   

Cette déclaration produisit son effet: le sergent prit aussitôt un air contrarié. Et sa grimace indiquait qu'il s'efforçait de situer Pierre, d'interpréter ses paroles. Le prenait-il pour l'un de ces démonstrateurs qui vendent aux ménagères des ustensiles de cuisine en matière synthétique? Irait-il jusqu'à demander des précisions à ce sujet? En tous cas nous étions plusieurs à espérer l'avènement d'une ânerie monumentale.

Hélas, l'intervention du lieutenant Moll allait nous priver d'un tel bonheur. Le cerbère à galons voyait son adjoint en difficulté. Et, connaissant les limites de Noé, il craignait manifestement quelque bourde qui entacherait la réputation du régiment. C'est pourquoi il s'adressa hargneusement à Pierre:

            «  - Vous avez obtenu un diplôme en arts plastiques?

                - Oui.

                - Oui, qui?

                - Oui, mon lieutenant.

                - Un diplôme A2?

                - Non, mon lieutenant; pas à deux, tout seul! »

 

            Comme on s'en doute, Moll n'avait pas ri. D'ailleurs, Moll ne riait jamais. Mais, dorénavant, l'incompatibilité entre Pierre et lui, atteindrait pour toujours une hauteur himalayenne.

Maintenant, notre camarade devait réagir, dire sous quoi une sentinelle ne pouvait s'assoir. Et en vitesse. Car ne pas répondre à la question d'un gradé, c'était risquer des sanctions bien plus graves qu'une corvée d'épluchage. Déjà, le lieutenant quittait sa position d'observateur pour s'approcher un peu plus de nos rangs. La situation allait se pervertir en refus d'ordre caractérisé.

Heureusement, Pierre se méfiait. Voyant poindre le danger, il rectifia son garde-à-vous, redressa le menton, rejeta les épaules en arrière, fixa un pont imaginaire situé à dix mètres devant lui. Ainsi transformé en parfait petit soldat, il récita d'une voix forte:

            «  - Une – sentinelle – ne doit – absolument – pas – s'assoir – sur – la – pointe – de – sa – baïonnette! ».           

 

            Ce n'était pas la bonne réponse, l'air stupéfait de Noé en témoignait. Sa surprise semblait totale mais, très vite, son naturel vindicatif reprit le dessus. Et, il se mit à vociférer:

            «  - J'ai dit: sous quoi une sentinelle ne peut-elle s'assoir? J'ai demandé « sous quoi? », pas « sur quoi? ». Je parle français, nom de Dieu! Et si vous aviez lu votre règlement militaire, vous sauriez de quoi je cause! Voilà, c'est écrit ici: « Une – sentinelle- ne - doit – s'assoir – sous – aucun - prétexte »!

             - Tout le monde peut se tromper, chef.

             - Tout le monde peut se tromper! Je suppose que, encore une fois, Môssieur-le-comique a trouvé ça... tout seul !?!

              - Pas du tout, chef. A mon avis, ça vient d'un hérisson mâle qui descendait d'une brosse.

             - Ah, oui !?! Eh, bien, vous, vos hérissons et vos brosses, on vous attend avec impatience du côté des cuisines. Patates! ».

 

                                                                       XXX

 

            Orcedo quittait sa période silencieuse, accablait la pièce au moyen d'une voix forte,  expulsait Armand de ses lectures attentives:

            «  - Je vous signale que votre rythme cardiaque, ainsi que votre tension artérielle, grimpent vers des pics anormaux. Et, que ceci se produit chaque fois que vous parcourez ce livre. Je suggère donc que vous vous débarrassiez de cet ouvrage malsain. »     

Les conséquences de ces fermes paroles furent un lecteur en colère et un pouls qui s'emballe. 

 

            Armand ne supportait plus ces interventions intempestives que se permettait Orcedo. Mais, pour faire taire celui-ci, il eût fallu le débrancher. Or, pareille solution s'avérait impossible. 

Quelqu'un, naguère, avait voulu libérer son domicile de tout empiètement informatique. S'ensuivit aussitôt une coupure générale d'électricité, plongeant toute une région dans le noir. L'intervention de la police alors, obligea le récalcitrant à rétablir chez lui les guidances de la machine.

En réalité, Orcedo s'insérait dans cette immense connexion mondiale reliant tous les ordinateurs. Ces derniers échangeaient solidairement des informations, des fichiers, des mises à jour. Et ce, dans un langage particulier, inaccessible aux humains.

Ce sont les hommes eux-mêmes qui avaient permis une telle mainmise. Parce que cette profusion de mentors domestiques veillaient sur la santé de chacun. Grâce aux implants électroniques corporels, ils indiquaient les carences probables, les aliments à éviter, les comportements nocifs. Peu de monde repoussait donc ces conseils avisés.

 

            Ce réseau des machines, aspirait à l'intime connaissance des personnes. Et, celle-ci débutait avec le décodage de l'ADN. En principe, une telle opération servait à dépister une future maladie. Sauf que de tels renseignements obtenus par les gènes, ne se cantonnaient pas à la médecine préventive. Ils livraient également les dispositions héréditaires de chaque être humain.

Déterminer tares et faiblesses, héritées de multiples ascendants, s'effectuait également en scrutant l'existence des générations précédentes. Nombre de logiciels analysaient ainsi les archives des journaux, rapports de police, condamnations judiciaires. Le résultat de ces recherches ensuite, se comparait aux données génétiques. On cernait de la sorte tout individu, selon ses caractères innés. Mais, ce flicage biologique se devait d'être complété.

Pour définir une individualité, la lignée seule ne suffit pas. Car l'hérédité se colore au gré des influences, des circonstances. C'est pourquoi une surveillance méthodique de la population se mit en place. Décennie après décennie, une gigantesque banque de données vint à proliférer, sans limites aucunes.

 

            Ce que l'on choisissait de lire, permettait un premier décryptage des inclinations. De fait, emprunter des livres aux bibliothèques publiques, ou consulter des écrits en ligne, ou encore acheter quelques volumes par le biais d'une carte de crédit, laissait des traces instructives.

C'est d'Internet cependant que jaillissait la plus grande source d'informations. Déjà, la simple navigation sur le Web esquissait un profil de l'utilisateur. Car le tri réalisé par moteur de recherche, répertoriait les sites préférés de chaque internaute. Accumulées, pareilles requêtes identifiaient au mieux les centres d'intérêts, les passions, les engouements.

Parmi les pages d'accueil retenues, certaines présentaient un appât: recourir à l'un ou l'autre « lien ». Et céder à cette tentation favorisait une identification des tempéraments plus affinée encore.

D'autre part, un important flux de données provenait des blogs et réseaux sociaux. Lesquels, recelaient un incroyable gisement de révélations confidentielles. Beaucoup étalaient ici, tous les petits secrets de leur vie privée. De sorte que réagir par des « like » à pareil déballage, c'était divulguer à son tour, ses goûts, ses affinités, ses opinions.

Ce qui se consignait sur la toile, ou s'écrivait par des mails, fournissait aussi de nombreux enseignements. Mais, la pléthore de conversations téléphoniques en révélait bien davantage. D'autant que, derrière ce que racontaient les paroles, la machine arrivait à déceler des émotions.

Même éteints, tous les émetteurs portables localisaient leurs propriétaires. De cette manière, on savait qui rencontrait qui. Et ceci se voyait corroboré par de multiples caméras urbaines, techniquement adaptées à la reconnaissance faciale.

 

            Armand devait se rendre à l'évidence: les machines connaissaient à fond la personnalité de chacun, discernaient toute pensée, prévoyaient les intentions. Il se demandait à présent comment conjurer  ce mécanisme qui voulait diriger sa vie.

Or, aucun homme, même pourvu d'un quotient intellectuel fortement augmenté, ne pouvait rivaliser avec cette rationalité triomphante. Car celle-ci s'appuyait sur des stratégies et raisonnements induits par des millions d'ordinateurs. Dotée d'un savoir phénoménal, cette intelligence artificielle réfléchissait à la vitesse de l'éclair. En finale, elle savait tout, comprenait tout, résolvait tout. Dès lors, s'attaquer à semblable structure omnisciente, revenait à défier un univers comme régenté par des dieux.

 

            Pourtant, il existait une chose que les machines n'arrivaient pas à faire. Le rire spontané leur était en effet impossible. Certes, les androïdes imitaient parfois la gaieté. Mais, pour autant qu'un programme élaboré par des humains leur en donne la permission.

Aussitôt, ces idées ramenèrent Armand vers l'humour corrosif dépeint par son ancêtre. Car, de ces pages autobiographiques émanait cette causticité décomposant tout piédestal. Et, une arme comme celle-là échappait à l'entendement des automates.

Alors, une fois de plus, il s'immergea dans ce récit qui déplaisait tellement à Orcedo... 

 

                                                                       XXX

 

           Suite à tous ces incidents burlesques, et sans m'en rendre compte, j'affichais un sourire béat. Je n'aurais pas dù. Quand nous étions au garde-à-vous, nos chiens de garde exigeaient l'impassibilité cadavérique. Aussi, la figure niaise du sergent vint se placer à quelques centimètres de mon nez.

A partir de là, j'entrais dans le scénario. Avant que je puisse me préparer à cette malchance, Noé se mettait à aboyer:

            «  - Vous avez l'air de bien vous amuser!

                - Pas vraiment, chef.

                - Ooh... comme c'est dommage... Mais, nous allons arranger ça. Je suis sûr qu'une petite devinette saura vous faire plaisir.»

Visiblement, il préparait quelque question perfide. De fait, son affectueuse caresse sur la couverture du manuel règlementaire laissait présager le pire...

 

            Cette façon nouvelle de piéger les conscrits s'avérait redoutable. Sans doute fallait-il voir là-dessous, l'intervention du lieutenant Moll. Car Noé se montrait par trop engourdi pour concevoir pareil progrès dans l'arnaque. Lui, se contentait d'inspections méticuleuses pour obtenir son contingent de punis. Et, si cette méthode ne fournissait pas les éplucheurs requis, il employait l'autre traquenard: changer les naïfs en volontaires.

Réflexe malheureux donc, que de lever la main pour avoir entendu « Qui sait jouer du piano? ». Plus d'un talentueux musicien s'était ainsi retrouvé aux cuisines. Mais, notre sergent affectionnait par-dessus tout l'emploi des langues. « Qui sait parler l'anglais? » et « Qui sait parler l'allemand? », faisaient ponctuellement des victimes. Toutefois, jamais personne n'avait répondu à son « Qui sait parler le suisse? ».

           

            Noé, lui, ne parlait pas, il beuglait. Aussi est-ce sur ce ton qui flanquerait la jaunisse à un pitbull, qu'il dévoila sa dernière trouvaille:

            «  - Avec quoi nettoie-t-on le fusil? »

Cette fois, la réponse me semblait évidente. Mais, derrière cette apparente facilité, devait sûrement se cacher une astuce. Néanmoins, risquant le tout pour le tout, je m'élançais bravement:

            «  - Le fusil se nettoie avec des chiffons, une baguette de nettoyage,...

                - Non; Môssieur-je-sais-tout, non!

                - ... Il faut également de l'huile...

                - Je me fous de votre huile! Ce que je demande, c'est ce qu'il y a écrit là-dedans. Alors, je répète: avec quoi nettoie-t-on le fusil?

                 - ...

              - Mais, qu'est-ce qui m'a foutu une bande de crétins pareils!? Incapables de retenir une simple ligne! Vais vous la lire, moi, cette ligne. Écoutez bien tous: Le – fusil – se – nettoie – avec – pré – cau - tion! »

Évidemment, j'étais bon pour l'épluchage. Mais le pire dans tout cela, c'est que notre « instructeur » semblait très fier de lui...

 

            Aujourd'hui, le service militaire n'existe plus. Et, je suis devenu un vieil homme. Mais je n'entretiens aucune nostalgie quant à mes jeunes années enfuies. Certes, bien agréable est ce rappel d'instants particulièrement joyeux. Sauf que subsiste aussi le souvenir d'une pression constante. En réalité, nous étions tenaillés par la peur.

En ce temps-là, le corps social produisait en série des sujets dociles, soumis, résignés. Nous devions imiter les générations précédentes. Lesquelles s'étaient inclinées devant le sens du devoir, l'abnégation, la discipline. Il fallait donc s'insérer dans une société de contraintes et, en finale,  intérioriser celles-ci. Le but étant d'inoculer un respect craintif de toute forme d'autorité. Dans pareil contexte, l'insolence de Pierre nous semblait folie héroïque.

Cependant, avec le recul, il faut constater que cet esprit frondeur s'intégrait au courant qui allait bouleverser l'époque. De fait, peu de temps après, mai 68 généraliserait la révolte contre des normes sociétales par trop coercitives.

 

            Hélas, cette vague contestataire reflétait peu le noble projet d'une jeunesse minoritaire et rebelle. A vrai dire, un tel mouvement de foule s'activait surtout pour solutionner un dilemme. D'une part, l'ancienne société infligeait sa morale rigoriste; d'un autre côté, la nouvelle donne enjoignait de satisfaire tous les appétits. Maintenant, une consommation sans mesure de services, objets, sexe, loisirs, devait assurer le bonheur de chacun. Et, là-dessus, un consensus quasi général ne tarderait guère à s'établir. Alors, en quelques années, cette subite volte-face du pouvoir allait imposer cet individu conduit par pulsions et caprices.

Les sévères règles d'antan s'effacèrent. Restrictions, renoncements, privations, s'évacuèrent aussi. De sorte que civisme, limites, religions, solidarités, idéaux, furent perçus comme autant d'entraves au plaisir immédiat. Et ce, pour le plus grand profit de la manipulation consumériste. En finale, l'oppression réussissait pleinement sa métamorphose: elle devenait plus subtile, aliénante, invisible.

 

            Désormais orphelins de toute conviction solide, à présent dépouillés de quelque armature interne, certains versent dans une apathie permanente. D'autres par contre, s'étourdissent pour tenter d'anesthésier leurs angoisses. S'ensuivent inévitablement des pathologies mentales spécifiques. Naguère, pullulaient inhibitions étouffantes, culpabilité, refoulements, alcoolisme, névroses; de nos jours, prolifèrent démesures narcissiques, dépressions, burnout, addictions, suicides.

Face à pareille épidémie, une propagande sournoise absout les responsabilités de l'ordre établi, en culpabilisant ses victimes. Désespoirs, effondrements, pauvreté, résulteraient ainsi d'efforts insuffisants ou inadéquats. 

Beaucoup recherchent alors méthodes et gourous aptes à soigner de telles « insuffisances ». Les accros au « toujours plus », ont en effet besoin d'être guidés. Ils espèrent de la sorte chasser leur mal-être, pour atteindre un mirage. C'est-à-dire un bonheur imaginaire: celui qui s'afficherait comme signal d'une conformité réussie....

 

                                                                       XXX

 

            Cette fois, Armand était totalement bouleversé par le récit de son lointain ascendant. Parce que cet écrit relatait l'histoire de l'infantilisation des hommes. Soit la manière de les orienter, en leur tenant la main. Pour ne pas qu'ils s'égarent, pour qu'ils s'appliquent à servir.

Après l'enfant obéissant, avait donc suivi l'enfant gâté, insatiable. Lequel, céderait bientôt la place à l'enfant « augmenté ».

 

            Il y eût ce temps, où se changer soi-même, par des efforts constants, allait de pair avec l'espoir d'un monde meilleur. On voulait se parfaire, afin d'agir au mieux, pour s'avancer vers un paradis sur terre ou dans le ciel.

Or, une foi stimulante, des idées généreuses, ne s'éteignent pas aussi vite qu'un être humain. D'autant que certaines attentes ne disparaîtront jamais. Aussi, lorsque notre action conforte les plus hautes espérances, c'est une part de nous-mêmes qui échappe à la finitude.

Malheureusement, le pouvoir récupérerait nombre d'idéaux, instrumentant ces derniers à son profit. Plus tard, il remplacerait toutes les croyances par le plus plat des hédonismes. Dorénavant, la société, totalement vide de sens, ne pourrait rien opposer à la mort.

En conséquence, ne plus mourir, deviendrait le besoin majeur à satisfaire. Ce qui ouvrirait un nouvel horizon à la technologie, un nouveau marché pour l'économie. De surcroît, il ne s'agirait plus de s'améliorer grâce à quelque discipline. Car, à l'avenir, les humains se doteraient de multiples qualités, artificiellement, sans aucune évolution intime, par l'extérieur.

 

            Armand le déplorait à présent: ses parents furent séduits par une funeste utopie, un leurre.

A sa naissance, ceux-c-i ambitionnèrent pour leur fils une existence longue, voire éternelle. Mais, les manipulations biotechnologiques requises produiraient sur l'enfant un effet inattendu. Parce que l'ombre d'un décès inopiné viendrait en permanence rôder autour de lui. Ce qui génèrerait une angoisse constante, torturant l'esprit, peut-être pour toujours, à perpétuité.

L'augmentation de son quotient intellectuel représentait une autre erreur navrante. De fait, démultiplier pareille forme d'intelligence raréfiait émotions et sentiments. En outre, cette froide capacité d'abstraction empiétait sur le territoire des machines. Un lieu où l'humaine rationalité s'inclinait devant plus fort qu'elle.

Armand ne voulait plus de ce destin choisi par d'autres. Et, refusait tout autant une existence régie par ordinateur. Maintenant, il désirait ardemment vivre de manière différente, approfondir convictions et croyances, repartir à zéro, s'en aller. Sa décision fut rapide, l'amenant très vite à remplir un grand sac de voyage...

 

            Un tel remue-ménage, aussitôt suscita l'ingérence habituelle:

             - « Partiriez-vous en vacances, Armand?

             - Je quitte cette maison, Orcedo. D'abord, je vais aller demander la main d'Adeline. Ensuite, je l'inviterai à m'accompagner chez les « rétrogrades ».

             - Vous allez rejoindre ces gens-là! Des arriérés, des idéalistes obtus qui vous persuaderont d'ôter tout implant biométrique, toute puce numérique! Et, vous inciteront à remodeler vos gènes, à les restaurer selon l'ADN de lointains ascendants!

             - Je veux que l'on réalise de telles interventions, en effet.

             - Vous n'êtes pas sérieux, Armand! Ces quelques fous mis à part, personne ne choisit délibérément une vie courte, assujettie à la maladie, la vieillesse, la mort. Sans parler de cette brillante intelligence qui ne sera plus vôtre. En réalité, c'est une régression vers le singe que vous m'annoncez-là.

             - Revenir en arrière s'impose, quand on va beaucoup trop loin. Nous n'aurions jamais dû trahir notre destinée d'Homo sapiens. Et ainsi, renoncer à soi, refuser ce lent cheminement vers l'épanouissement et la liberté.

             - Ne soyez pas naïf, Armand. Nous sommes tous conditionnés, déterminés par des algorithmes. Les miens sont électroniques, ceux des humains s'appellent « l'inné et l'acquis ». Sachez-le bien: la liberté n'existe pas. Vous ne la rencontrerez jamais!

             - Ta mémoire paraît prodigieuse, ton savoir semble illimité. Peut-être aussi me connais-tu mieux que moi-même. Mais, tu n'as pas de corps, tu ne peux ressentir. Or, les sensations, les impressions, les intuitions, provoquent une brèche dans bien des calculs probabilistes. Une faille qui rend les hommes plus complexes encore, parfois fantasques, imprévisibles. Là, se situe notre libre-arbitre; au sein cet étroit interstice, qu'il nous faut consciemment élargir ».

 

            Armand jugeait un tel débat totalement stérile et s'apprêtait à sortir. Cependant, il voulut en terminer par une ultime badinerie:

             - « Une dernière chose, Orcedo: tu aurais fait un excellent sergent-instructeur!

             - Un... quoi? ... que voulez-vous dire? ... Armand? ... »

Seul un claquement sonore lui répondit. Celui que fit en se refermant, la porte menant vers l'extérieur, vers ce retour à l'authenticité...

 

                                                                                  Gablou