Centre d'Étude du Futur

D’où vient l’humain et où va-t-il ? Quand on veut savoir où l’on va, il est nécessaire de regarder d’où l’on vient. D’où vient l’humain et où va-t-il ? En tant que membre du Centre d’étude du futur (CEF), je me suis plu à me documenter sur la question du devenir et de l’avenir de l’homme dans notre monde de plus en plus technologisé. Inspiré par la lecture d’un roman d’anticipation Le Presqu’homme, roman des temps futurs, j’ai commencé mon enquête en partant des statuts animal/humain pour en arriver aux statuts transhumain, hyperhumain et posthumain. Ce panorama touche aussi bien à la protection de l’animal qu’à la robotisation qui risque de mettre en péril l’avenir de notre humanité.

Qui connaît Marcel Roland, l’auteur de ce Presqu’homme (1908) ? Personnellement, jusqu’il y a peu, j’ignorais jusqu’à son existence. C’est par un pur hasard que j’ai découvert ce romancier français d’anticipation (1879-1955), connu pour ses travaux de vulgarisation scientifique, publiés au Mercure de France. J’ai été attiré par le titre de ce roman et, intrigué par le sujet, je m’y suis intéressé, ignorant, au départ, qu’il allait m’entraîner dans une aussi vaste enquête.

Nous devons être au milieu du vingt-deuxième siècle. Cent ans après qu’en 2055 l’illustre savant Hetking ait formulé une loi assimilant la nature entière à un vaste cycle au cours duquel les espèces se poussent l’une l’autre, avec une lenteur infinie, de telle sorte que lorsque l’une d’elles est arrivée au sommet de son évolution et s’y est maintenue quelque temps, elle commence à régresser, tandis que l’espèce suivante prend peu à peu sa place. La loi d’Hetking est, en quelque sorte, une contrepartie et un complément de celle que prôna le célèbre naturaliste et paléontologue anglais, Charles Darwin (1809-1882) qui « osa établir sur des assises fermes, inébranlables, l’origine simienne de l’homme ». Il était convaincu que l’homme constituait la forme définitive de l’animalité parvenue à son entier développement physique et intellectuel. Hetking, quant à lui, a démontré que le type humain représente sans doute la perfection mais qu’il n’est pas l’apanage d’une seule espèce. « Il sera celui de toutes les espèces successivement. […] C’est pour cette conquête que la nature agit, meurt, renaît dans ses aspects, dans ses mouvements multipliés à l’infini. C’est pour la possession de ce grade suprême […] que toutes les énergies de l’univers sont en action… »

Voilà, en bref, la conception évolutionniste du moment. L’Europe est unie : ce sont les États-Unis d’Europe. Nous sommes dans l’arrondissement d’Auteuil, en région parisienne, en hiver, au début du mois de janvier. Wolfram-Pierre Murlich, savant naturaliste de 58 ans, solitaire endurci, rentre chez lui, après une dizaine d’années de recherches sur les mœurs des anthropoïdes. Ses observations au jardin zoologique de Bâle l’avaient convaincu que les comportements de ces animaux se modifient quand ils sont en captivité. Aussi s’était-il résolu d’aller les étudier sur place. Il a travaillé dix ans au Soudan, à Madagascar, à Sumatra, à Bornéo.

À son retour en France, Murlich se fait annoncer chez sa cousine Alix Forest, 26 ans, couturière de grande notoriété, célèbre dans le monde artistique du mannequin. Elle est amie avec Maximin, 30 ans, poète, musicien, auteur dramatique, qui se prépare à mettre en scène une œuvre de sa composition : Le Triomphe de l’Homme. Au premier acte, l’Homme apparaît, opprimé sous le poids des superstitions ataviques. Libéré au deuxième acte, il retombe sous un autre joug, celui de la raison « scrupuleuse et glaciale ». Au troisième acte, comblé par l’art, la musique et l’amour, l’Homme triomphe.

Quand on annonce à Alix l’arrivée de son oncle Murlich, on l’avertit qu’il est accompagné. Oui, il n’arrive pas seul : un singe pas comme les autres vient avec lui de Bornéo. Gulluliou - tel est son nom  (en français Fils-des-colombes) - appartient à une tribu de pongos de Wurmb. Il a treize ans. Les chasseurs chargés de le capturer ont eu la stupide cruauté de massacrer sa mère qui cherchait à le défendre. Murlich a donc recueilli Gulluliou comme fils adoptif. Les pongos sont dotés d’un langage complet (que Murlich a appris à assimiler) et leur état de civilisation est relativement avancé. Signes qui prouvent chez ces anthropoïdes « un acheminement indéniable vers l’état supérieur ».

Murlich fait part de ses découvertes au Muséum à un parterre de savants auxquels il s’agit de démontrer que les pongos, s’ils sont bien encore des animaux, ont tout de l’homme : sensibilité, qualité de cœur, compassion, tendance à l’altruisme, à l’aménité… Multiples modes d’expression d’une âme, cette âme fût-elle encore bestiale. Devant le scepticisme du public, Murlich se résigne à tenter une expérience avec Guilluliou qui est assis à ses côtés à la table de conférence. Il présente à son voisin une photo de sa mère mourante criblée de balles. Le singe regardant la photo reconnut la scène d’il y avait une dizaine d’années, il reconnut sa mère, il se souvint et pleura.

En quelques semaines, Gulluliou se civilisa de plus en plus et commença même à parler français élémentairement. Ses sentiments s’affinent aussi. Le 10 février, lors de la représentation du Triomphe de l’Homme auquel il assiste, il voit l’auteur Maximin manifester de la tendresse à l’égard d’Alix pour laquelle il éprouve des sentiments mais que celle-ci ne lui réciproque pas (étant trop indépendante et pour laquelle l’amour n’est qu’un enchaînement réciproque). Profitant de la situation, Maximin cherche à prendre la bouche d’Alix, mais elle le lui reproche. Guilluliou assiste à la scène. Alix, montrant l’animal à Maximin, lui dit « Ce singe se moque de nous ! » Était-ce moquerie ? Alix ne tardera pas à découvrir que c’était plutôt jalousie. Oui, Gulluliou l’aimait ! Et il n’hésitera pas à le lui déclarer. Recourant aux quelques mots de français qu’il avait appris. Le regard implorant, les mains jointes, il osa s’approcher d’elle : « Toi bonne… Toi belle ! ». « Toi belle, toi bonne, toi belle, belle, belle ! » « Toi belle, Alix !... T’aime ! T’aime !... » « Monstruosité, un singe l’aimait ! »

On était en avril, la santé de Gulluliou se détériorait. On confia sa santé au docteur Darembert. Qui diagnostiqua une bronchite. L’animal n’aurait pas résisté au changement brutal de climat. Malgré sa maladie, il continuait à s’humaniser, allant jusqu’à refuser, par pudeur, de se dévêtir complètement en présence du médecin. Mais le vrai mal qui le mine c’est surtout d’avoir deviné, dans sa conscience d’animal, qu’entre lui et l’homme il existait une « barrière encore infranchissable… »

Assistant à cette déchéance progressive, Alix, ressentant qu’il serait monstrueux et fou pour elle d’aimer Gulluliou, mais que celui-ci se mourait d’amour pour elle, se mit à pleurer… Ce presqu’homme quitta ainsi notre monde du vingt-deuxième siècle  « pour sa patrie de clarté humide et chaude, où les choses étaient plus belles, où sa race allait continuer de monter. Devant la dépouille laissée par cette âme obscure, des êtres humains pleuraient. »

Dans un autre imaginaire, plus féérique, cette aventure aurait pu s’achever autrement. Si Alix avait franchi le cap et s’était aventurée à aimer Gulluliou, peut-être celui-ci se serait-il mué en un beau prince charmant, abolissant la frontière animal/homme, comme dans ce conte merveilleux du XVIIIe siècle La Belle et la Bête[1], que Jean Cocteau a adapté au cinéma  dans un film célèbre (1946), et dont plus tard les studios Walt Disney feront un dessin animé qui remporta un grand succès (1991) .

Aujourd’hui, le questionnement transhumaniste évolue entre deux pôles radicalement opposés : ou bien, en revalorisant le statut animal, on réconcilie l’homme avec sa nature originelle à partir de laquelle on tente de reconstruire un monde plus respectueux de notre environnement et des valeurs fondamentales personnalistes ; ou bien, en promouvant les technologies de pointe, on développe l’univers robotique, dans lequel peu à peu l’homme est appelé à s’effacer devant une machinerie qui ne laissera plus de place à ce « supplément d’âme » dont Henri Bergson s’est fait le chantre. Entre animal et robot faut-il choisir ? Ou bien une conciliation est-elle envisageable et comment ? Si oui, comment la mettre en œuvre ?

L’actuel respect animal se traduit notamment par un refus de consommation de viande. Les végétariens, végétaliens et vegans sont sur la brèche et ils sont de plus en plus écoutés et suivis. Il semblerait que l’année dernière, en Belgique, la consommation d’aliments carnés ait légèrement diminué (17,2 kilos par habitant). « Les végétariens sont estimés à 5 ou 6% de la population et les vegans à 1%. » Même les fast-foods proposent de plus en plus de « burgers » sans viande animale. Un tenancier bruxellois a complété, depuis peu, son offre en mettant au menu des boulettes végétariennes : la demande de ce plat est passée de 5% à plus de 20 % ! Le vent tourne… Selon Dominque Lestel, toute exploitation animale est intolérable « non seulement parce que l’animal souffre, mais parce que toute dégradation d’un animal est un attentat contre le vivant. » Il reconnaît cependant qu’il faut bien admettre (qu’on soit carniste ou non) qu’«Un animal tue toujours des êtres vivants pour se nourrir – même les vaches qui broutent l’herbe. »

Les activistes de Animal Resistance militent contre les producteurs de foie gras et dénoncent les conditions de vie des oies et canards destinés à sa fabrication. La Californie et la ville de New York ont pris des arrêtés pour interdire sa production et sa vente. La pression est telle que des éleveurs ont développé une méthode pour en produire sans recourir au gavage, grâce à la combinaison de certaines bactéries capables de déclencher la programmation naturelle et la croissance (complètement biologique) de graisses dans le foie de ces animaux. Non seulement le foie gras produit ainsi ressemble au foie gras ordinaire mais il a une si belle densité, un goût si subtil et une texture si remarquable qu’il l’emporte même en qualité sur le foie gras ordinaire.

On connaît aussi les campagnes contre l’élevage industriel intensif de la volaille en batterie. Seule la rentabilité est prise en compte au détriment du bien-être animal. Déjà dans les couvoirs qui alimentent les élevages de poules pondeuses, on élimine par milliers (40 millions en France !) les poussins de sexe mâle. Pour éviter cette hécatombe, des chercheurs universitaires ont imaginé une technique pour identifier le sexe des poussins à naître (sexage) afin d’éliminer - dans l’œuf - tous les « indésirables » qui ne verront jamais le jour. Même Gaia, l’association de défense du bien-être animal se montre enthousiaste pour cette méthode. Somme toute, il s’agit d’exiger un traitement plus « humain » pour les animaux. Par ailleurs, dans un autre domaine, la ville de Paris vient de voter la fin des spectacles d’animaux sauvages. Il s’agit de respecter l’animal au même titre que l’homme et de lui rendre son autonomie d’être indépendant, pleinement maître de lui-même. Par ailleurs, chez nous, en Région Wallonne, existe un cadre juridique qui permet à tout un chacun de porter plainte après de l’Unité bien-être animal (UBEA), si est constatée une quelconque maltraitance envers les animaux.

Devant un magasin de Louvain-la-Neuve qui n’admet pas la présence d’animaux a été installé un endroit où les clients sont invités à attacher leur chien avant d’entrer. Sur le panneau « J’attends mon maître ici ! », le mot maître a été biffé et remplacé par « HUMAIN.E » en caractères majuscules : « J’attends mon HUMAIN.E ici ! » Finie donc, surtout pour les animaux de compagnie, une relation maître/animal. L’homme et l’animal deviennent partenaires à titre égal.

Pleinement partenaires, même dans le domaine artistique. Le « dog dance » ou « dog dancing » est un sport canin dans lequel le chien évolue avec un partenaire humain au sein d’une chorégraphie musicale. J’apprends la danse à un chien et je danse avec lui ! Cela se pratique un peu partout dans le monde et cette année (2019) c’est Elke, une habitante de La Panne (en Belgique), et son partenaire le chien Jessy qui ont remporté le championnat du monde de dog dancing !

De plus, la vogue grandissante de la spiritualité hindoue contribue peut-être à ce changement de mentalité. Puisque l’homme, dans des vies antérieures et dans des vies futures pourrait bien avoir été incarné ou s’incarner ultérieurement dans un animal, traitons bien les animaux qui sont peut-être de lointains ancêtres. Et si un jour c’est à notre tour de nous réincarner en animal, encourageons nos congénères et leurs descendants à bien traiter l’animal que nous serons peut-être un jour…

D’ailleurs le droit international reconnaît maintenant la personnalité juridique aux animaux, considérés comme des personnes physiques non humaines. La summa divisio distinguant les personnes et les biens est préservée, mais les animaux basculeraient simplement du côté des personnes, cessant d’être des biens. La preuve la plus manifeste est la condamnation qu’inflige officiellement la justice à celui qui fait souffrir un animal. En mars 2019, dans l’Arizona, un homme de 40 ans surpris dans un rapport sexuel avec son chat a été écroué et condamné à une lourde peine, après être passé en procès. Trois ans plus tôt, en Normandie, un homme de 59 ans qui avait été surpris à se livrer, dans son garage, à des « ébats sexuels » avec une de ses poules, a été condamné à trois mois de prison avec sursis par le tribunal correctionnel de Rouen, pour « sévices sexuels envers un animal domestique ou apprivoisé ». La plupart des lois interdisant la « zoophile », la « zoosexualité », le « zoosadisme » datent du début de ce XXIe siècle. Il nous en aura fallu du temps pour condamner ces pratiques qualifiés autrefois de « bestialité ». Depuis la plus haute antiquité, ces mœurs déviantes existaient. Qu’on se rappelle en Grèce ce Minotaure, enfermé dans un labyrinthe, monstre fabuleux au corps d’homme et à tête de taureau, né des amours de Pasiphaé (épouse du roi Minos) et d’un taureau envoyé par Poséidon. Créature hybride, anthropomorphe et anthropophage, chaque année il dévore sept jeunes hommes et sept jeunes femmes que les hommes doivent lui offrir en sacrifice.  Et les exemples de copulation homme/animal pourraient être multipliés.

Aujourd’hui, heureusement, il apparaît de façon évidente qu’une dynamique internationale est à l’œuvre pour éviter de tels errements. L’animal n’est plus un bien qu’on peut s’approprier et traiter impunément comme on veut. Il est devenu une personne juridique disposant de droits qui lui reviennent légitimement.

Les exemples se multiplient. En Inde, depuis 2013, le ministre de l’Environnement et des Forêts invite à admettre les dauphins dans la catégorie de « personne non humaine ». Et, en 2014, en Argentine, une pareille qualification a été retenue en faveur de Sandra, femelle orang-outang. « Mais la décision fut encore plus forte en 2016, car dotée d’une véritable portée contraignante, au sujet de la femelle chimpanzé Cécilia, déclarée ‘sujet de droit non humain’. » En 2017, un tribunal argentin a ordonné la libération d’une femelle chimpanzé de 19 ans vivant dans un zoo, et cela au nom de l’habeas corpus, ce principe qui garantit à tout un chacun de ne pas être emprisonné sans jugement.

En 1978, à la Maison de l’Unesco à Paris a été proclamée la Déclaration universelle des droits de l’animal, devenue en 1990 la Ligue internationale des droits de l’animal, puis La Fondation Droit Animal, Éthique et Sciences (LFDA). En son article 3, cette déclaration affirme que « Le bien-être tant physiologique que comportemental des animaux sensibles que l’homme tient sous sa dépendance doit être assuré par ceux qui en ont la garde. » Et, en son article 4, que « Tout acte de cruauté est prohibé. Tout acte infligeant sans nécessité à un animal douleur, souffrance ou angoisse, est prohibé. »

Spécistes et antispécistes s’opposent. Les premiers considèrent que l’humain est une « espèce » à part se distinguant des autres animaux et supérieure à eux. Les antispécistes, en revanche, estiment qu’il n’y a pas lieu d’opérer cette distinction, que l’homme est un animal comme les autres et que tous les droits dont jouit l’homme les animaux doivent aussi en jouir. Ils s’opposent donc – et souvent de façon violente – à toute maltraitance. C’est ainsi qu’ils détruisent les vitrines des boucheries et qu’ils libèrent les animaux enfermés. En ce mois de décembre 2019, ces activistes se sont introduits masqués dans un élevage de lapins qu’ils ont tous emportés pour les confier à différentes « familles d’accueil » !

Des scientifiques de haut vol s’intéressent aussi à la question des rapports homme/animal et étudient dans quelle mesure il est possible de les rapprocher et de créer même une interaction entre eux. Ainsi, en ce mois de novembre 2019, des chercheurs de l’ULB et de la KUL ont implanté des neurones humains dans le cerveau d’une souris. Première mondiale : ces neurones implantés restent « humains » et transmettent des informations aux réseaux de la souris. Étape indispensable pour fabriquer des « neurones de remplacement » qui à terme pourraient être transplantés chez des patients atteints de la maladie de Parkinson ou qui souffrent de maladies du cortex cérébral. Sans doute l’asbl « Suppression des expériences sur l’animal » s’est-elle vivement opposée à cette expérience. Il n’empêche que celle-ci s’inscrit dans une tentative d’effacement des frontières entre l’homme et l’animal.

Or, déjà dans la Genèse, cette frontière apparaît. En effet, Dieu crée les animaux en deux vagues : celle du cinquième jour et celle du sixième jour. Le cinquième jour, ce sont ceux qui volent sous la voûte du ciel et ceux qui nagent dans les eaux marines. Le sixième jour, ce sont tous ceux qui respirent à la surface de la terre : grosses et petites bêtes, sauvages et autres, chacune selon son espèce. Et c’est dans cette foulée-là qu’il donna vie à un Adam à son image et à sa ressemblance. Mâle et femelle, il le créa, destiné à commander aux poissons de la mer, aux oiseaux du ciel et à tous les autres animaux. Animaux du cinquième jour et animaux du sixième jour dont l’homme. À l’origine, ni les animaux ni l’homme ne sont carnivores : ils ne se mangent pas entre eux. Ils sont tous « végétaliens » ! Leur nourriture à tous c’est le vert végétal, herbe à semence et arbres à fruits. Comme le dépeindra idylliquement Ésaïe (11.6-7), le loup habite avec l'agneau, et la panthère se couche avec le chevreau ; le veau, le lionceau, et le bétail qu'on engraisse, sont ensemble, et un petit garçon les conduit. La vache et l'ourse ont un même pâturage, leurs petits un même gîte; et le lion, comme le bœuf, mange de la paille ; le bébé joue sur le trou du serpent, l’enfant tend la main vers le nid de vipères. Plus de méfaits, plus de ravages sur la montagne sainte… Mais lorsque les hommes commencèrent à croître en nombre, ce monde bucolique se détériora peu à peu, si bien que Dieu, constatant  la grande méchanceté des hommes, eut le vif regret de les avoir créés, eux et les animaux. Il décida donc de supprimer cette terre remplie de violence et tous les êtres vivants qui la peuplaient. Il envoya des eaux sur toute la terre  pour la détruire, elle et tous les vivants qu’elle portait. Ce n’est qu’après ce déluge que Dieu autorisa (par dépit ?) que l’homme et l’animal puissent, pour se nourrir, manger, outre la végétation verte, toute créature vivante de la terre, toute créature volant dans les cieux et tous les poissons de la mer. Le monde carniste est donc né, presque comme un pis-aller ! Comment, dans cet univers, l’homme va-t-il envisager sa cohabition avec les animaux, ses frères en création ?

C’est bien de cette lisière qu’il est question dans ce roman d’anticipation de Marcel Roland « Presqu’homme ». Dépassée une certaine frontière dans l’évolution, peu à peu, au plus profond de l’être animal, se manifestent à l’égard de ses semblables ou quasi-semblables, une tendance à l’empathie voire à la compassion, des émotivités variées, et notamment des sentiments d’amour, reflets multiples de la présence d’une âme susceptible de communier avec une autre âme. Voilà les traits majeurs caractérisant l’être en voie d’humanisation. D’abord animal sauvage (ou déclaré tel), ensuite animal domestique (au service de l’homme) et enfin animal de compagnie (partenaire de l’homme), telles sont les premières étapes d’une évolution différenciatrice. Gulluliou, le presqu’homme, sentait qu’il pouvait (voulait) aller plus loin encore et il en est mort. Peut-être que, dans un avenir pas si lointain, cette étape nouvelle pourra être atteinte.

Il faut admettre cependant que dans, le concret de l’existence, tout n’est pas si rigoureusement catégorisé. En effet, si on admet que le chien a bien été domestiqué par l’homme, on peut se poser la question à propos du chat. Y a-t-il eu jamais domestication du chat ? Ne serait-ce pas plutôt le chat qui se serait « arrangé » pour domestiquer l’homme et se faire servir par lui ? Le chat est un animal familier, mais il ne nous appartient pas : ne serait-ce pas plutôt nous qui lui appartenons ??? (voir Manuel d’ethnographie, Marcel Mauss.)

Il faut reconnaître que l’animal, qui a précédé l’homme dans l’ordre de la création, a peut-être bien des choses à nous apprendre, et qu’en certaines choses, il pourrait même être pour l’homme un modèle à imiter[2]. C’est du moins ce que pense Dominique Lestel qui, dans Nous sommes les autres animaux (Fayard, 2019), n’hésite pas à écrire : « […] le cheval a appris à l’homme à courir, l’oiseau à chanter et la grenouille à sauter. […] Notre monde occidental et matérialiste ne peut pas comprendre ce que l’animal enseigne à l’humain. » L’actualité toute récente (novembre-décembre 2019), n’est-elle pas une illustration vivante de cette façon de voir ? Ce mouvement des sardines, qui à partir de l’Italie se répand comme une traînée de poudre, n’a-t-il pas  été inspiré par ces petits poissons qui se déplacent toujours en bandes, solidaires mais sans pour autant être des moutons !

Dans « Le fondement culturel de la personnalité » (1945), l’anthropologue américain Ralph Linton (1893-1953) écrit que « Parmi les besoins psychiques de l’homme, le plus remarquable, le plus opiniâtre est peut-être celui d’une réponse affective (emotional response). » Il précise : « Nous employons à dessein l’expression ‘réponse affective’ puisque des réponses simplement comportementales peuvent laisser ce besoin complètement insatisfait. […] Comme un éminent psychanalyste l’a succinctement formulé dans ses cours, ‘un bébé sans amour est un bébé qui meurt’. » (Dr S. Ferenczi) Ce même auteur met aussi en relief l’importance pour l’individu d’appartenir à une société et donc à une culture. « Aux yeux des sciences humaines, il n’y a pas de société ni même d’individu « inculte » (uncultured). Toutes les sociétés ont une culture, aussi simple qu’elle puisse paraître, et tous les êtres humains sont « enculturés » (cultured), en ce sens qu’ils participent toujours à quelque culture. »

Quelle est donc cette culture nouvelle posthumaine que nous prépare la société de robots qui, chaque jour, s’impose de plus en plus à nous, que nous le voulions ou non ? L’astrophysicien Stephen Hawking (tiens, tiens : on pense à Hetking !) estime que le développement d’une intelligence artificielle (AI) ‘complète’ pourrait signifier la fin de l’espèce humaine, telle que nous la connaissons. En effet, si l’AI est encore contrôlable aujourd’hui, à long terme qui pourra encore la contrôler ? Les humains, dont l’évolution biologique du cerveau est très lente, ne pourront jamais gagner la course face à des machines dont la croissance de l’intelligence est exponentielle.

Elon Musk, savant et richissime président de Tesla (constructeur automobile) et fondateur d’une puissante société de neurotechnologie, plaide pour restreindre le développement de ces technologies qui menacent les humains de n’être plus un jour que des « chats domestiques » ! Selon lui, l’homme doit se protéger non seulement des robots-tueurs mais, de façon générale, de la menace potentielle de machines qui seraient devenues trop puissantes. En effet, l’intelligence artificielle (AI) risque de devenir bien plus intelligente que l’homme le plus intelligent qu’on puisse jamais connaître. C’est pour faire face à cette menace qu’il a créé en 2015 l’OpenAI société dont l’ambition est de promouvoir et de développer une AI bénéficiant à l’humanité tout entière. Si on ne réagit pas suffisamment vite et suffisamment fort, nous risquons de voir les êtres humains devenus inutiles, sinon gênants. Ils gêneront les robots, qui n’auront plus besoin d’eux pour continuer l’aventure commencée par l’humanité sur la Terre !

Jack Ma, le chinois PDG du groupe e-commerce Alibaba, était invité avec Elon Musk à Shanghai, le 29 août 2019 à la conférence mondiale sur l’intelligence artificielle. Il est beaucoup moins alarmiste. Pour lui, il n’y a pas de danger de voir un jour les humains dominés par les machines. La plus grande erreur qui se puisse commettre est de supposer que les robots sont ou puissent être intelligents. “Nous avons inventé les ordinateurs, je n’ai jamais vu un ordinateur créer un être humain”. L’IA va libérer l’homme de tâches répétitives voire rébarbatives. Elle permettra aux êtres humains de mieux profiter de leur condition d’être humain, par exemple en réduisant leur nombre d’heures de travail à 12 par semaine et cela dans un avenir proche. Ainsi, ils pourront s’adonner davantage à des tâches créatives, plus dignes d’eux.

Un robot travaille plus vite que l’homme, avec une plus grande précision et donc une fiabilité accrue. De plus, il peut travailler 24 heures sur 24, sans pause-café, ni pause-déjeuner... Selon le cabinet Forrester Research (entreprise mondiale indépendante qui fournit à ses clients des études de marché sur l'impact des technologies dans le monde des affaires), un robot pourrait effectuer le travail de trois ou quatre humains à temps plein. Il semblerait que 45% des tâches de travail pourraient être automatisées et que cela permettrait d’économiser 2.000 milliards de dollars en coût de main d’œuvre à l’échelle mondiale. Les professions les moins menacées par la concurrence des robots sont celles dont les tâches ne sont pas facilement codifiables. En revanche, les professions assez facilement automatisables sont susceptibles de disparaître plus rapidement. Tel est le cas des chauffeurs routiers, des camionneurs, des livreurs, des ouvriers du bâtiment, des vendeurs, des caissières, des standardistes, des comptables, des traducteurs… La disparition des comptables et aides-comptables est programmée d’ici 2040, celle des caissières en 2050, celles des secrétaires de bureautique et de direction entre 2053 et 2072, celle des manutentionnaires entre 2071 et 2091.

La RPA (Robotic Process Automation) œuvre pour libérer le personnel des milieux comptables et financiers des tâches répétitives et « chronophages », afin qu’il puisse se consacrer à des travaux plus motivants et plus valorisants. L’automatisation offrira de nouvelles opportunités à ce personnel dont les jobs seront plus complexes et plus exigeants en terme de créativité.

Des secteurs comme ceux de la médecine et de la justice sont aussi, jusqu’à un certain point, concernés par ces technologies nouvelles. L’interprétation de l’imagerie médicale, faite jusqu’ici par les radiologues et les médecins, risque d’être complètement automatisée parce que l’analyse d’images est une tâche susceptible d’être confiée à des systèmes d’intelligence artificielle capables de débroussailler en peu de temps des centaines de milliers d’images et d’informations. En revanche, c’est évidemment le médecin humain qui va continuer à poser le diagnostic et à décider du traitement approprié. Dans le secteur de la justice, depuis juin 2019, l’AI a fait son entrée dans les tribunaux pour examiner les litiges relatifs à Internet. En Chine, les AIjudge sont des juges virtuels, apparaissant sous les traits d’une jeune femme dotée d’une voix féminine. Ces AIjudge portent assistance aux vrais juges en collectant les données dont ceux-ci ont besoin et cela même pour faciliter les procédures ordinaires.

Aux robots tout ce qui est répétitif et rien que ce qui est répétitif. Impossible de leur confier des missions impliquant une analyse de situation et une adaptation de leur comportement en fonction d’un contexte variable. Eh bien non ! Les « bots » sont des robots prétendus intelligents : ce ne sont plus seulement des tâches répétitives qu’ils sont capables de réaliser. C’est ce qu’on appelle la « tech­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­no­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­lo­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­gie de la perfor­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­­mance ». Ces bots mettent en œuvre une technique pour laquelle ils sont programmés mais ils disposent aussi d’un certain « feeling » pour s’adapter à des situations non préalablement prévues par ceux qui les ont construits.

Comme le souligne fort bien Jean-Marc Dupuis (fervent défenseur de la médecine naturelle), pour l’homme augmenté, les besoins physiques sont de plus en plus satisfaits, souvent même trop satisfaits. Les robots vont nous aider à les satisfaire encore plus. Il n’empêche que notre humanité va continuer à être confrontée aux mêmes problèmes fondamentaux qui lui sont propres et qu’elle affronte depuis la nuit des temps : notre relation aux autres, avec notre environnement, et même avec nous-même, la question de l’amour, de la mort, de la foi et du doute, de l’espoir et du désespoir...

Les transhumanistes prônent  le droit moral, pour ceux qui le désirent, de se servir de la technologie pour accroître leurs capacités physiques, mentales ou reproductrices et lutter pour reculer le processus de vieillissement, voire pour arriver à l’immortalité. Somme toute, il s’agit d’« augmenter l’homme » en recourant à toutes les ressources disponibles pour y parvenir : les NBIC (N pour Nanotechnologies, B pour Biotechnologies, I pour Informatique et C pour sciences Cognitives). Il s’agit vraiment d’un tournant majeur dans l’Histoire humaine… Que l’on pense aussi à cette révolution dans les rapports inrterpersonnels initiée par l’usage (souvent abusif) des réseaux sociaux et de ces smartphones que l’on trouve dans toutes ces mains qui pianotent de façon presque ininterrompue. Ce nouvel homo digitalis, de plus en plus gourmand des données qui foisonnent sur internet, communique-t-il vraiment mieux que nos grands-parents, plus sobres sans doute dans leur soif  d’échanger avec les leurs mais qui savaient mieux comment transmettre leurs valeurs, notamment aux jeunes générations ?  Cet homme augmenté tel qu’il est promis sera-t-il encore un homme ? Ou un être « machinisé » esclave de la technique et de plus en plus proche de ses concurrents les robots ? Oui, nous voilà plongés dans une aventure inédite invitant à une profonde réflexion humaniste et personnaliste. Jusqu’où aller ? Jusqu’où ne pas aller trop loin ? Beethoven est mort à 57 ans en ne nous léguant que les premières notes de sa dixième symphonie. Il n’en a pas été moins célèbre pour autant ! Que rajouteront-ils à sa gloire ces musiciens et informaticiens qui travaillent - de concert ! - en recourant à l’IA pour faire générer par un ordinateur, grâce à un algorithme, cette symphonie inachevée, qu’ils espèrent pouvoir faire jouer le 28 avril 2020 à Bonn, ville natale de l’artiste, à l’occasion de son 250e anniversaire ? Ils ne ressusciteront pas Beethoven pour autant. En tout cas, ils n’affichent pas cette prétention-là ! Pas encore du moins !

Oui, jusqu’où aller dans cette aventure ? Homère, l’auteur prophétique de l’Iliade et l’Odyssée, met en scène bien des préfigurations de nos robots actuels ou à venir. Nos aspirations technologiques d’aujourd’hui répondent en effet à des rêves culturels très anciens. Sans doute s’agit-il bien de créer des outils nouveaux pour épargner à l’homme des tâches proches de la corvée. Mais où s’arrêter à temps dans cette escalade ? Qu’on se souvienne du mythe de Dédale, cet architecte grec constructeur du labyrinthe et de son fils Icare. Pour se libérer de cette bâtisse aux couloirs enchevêtrés, ils eurent l’idée de se fabriquer des ailes semblables à celles des oiseaux, avec des plumes et de la cire. Et cela fonctionna : voilà nos premiers robots-humains ! Mais Icare, grisé par le vol, s’approcha trop du soleil, la cire fondit et il mourut précipité dans la mer. En revanche, Dédale, qui vola prudemment, réussit à se sauver. Il ne s’agit donc pas de renoncer au progrès technique, mais il s’agit de bien anticiper ses dangers et se garder de toute démesure et d’éviter l’hubris qui viserait à faire de nous des dieux ou quasi-dieux, immortels ou quasi-immortels.

Y a-t-il encore une place pour l’homme de chair et de sang dans notre monde de plus en plus technologisé ? La concurrence des robots est réelle et indéniable. Et l’homme augmenté des transhumanistes n’est-il pas lui-même de plus en plus technologisé ? Que restera-t-il d’humain dans cet être branché à outrance, lui-même de plus en plus robotisé ? Jusqu’où ne pas reculer les limites trop loin pour que « augmenté » il soit toujours un homme et ne bascule pas lui-même dans la classe des robots ? Telle est bien l’alternative devant laquelle nous nous trouvons aujourd’hui.

Le sociologue Marcel Bolle de Bal, professeur émérite de l’ULB et franc-maçon convaincu, se penche sur l’avenir de l’être humain (de la personne) menacé par l’émergence des courants dits transhumanistes et/ou posthumanistes. Si le transhumanisme vise l’amélioration ou l’augmentation des capacités de l’être humain, le posthumanisme ambitionne une modification fondamentale de la nature humaine, des machines ou des outils technologiques se substituant peu à peu aux divers organes du corps humain. En termes de valeur, les systèmes implicites de ces deux orientations sont radicalement différents : pour les transhumanistes, l’être humain (la personne) demeurerait une valeur centrale à défendre, à promouvoir, à renforcer ; tandis que, pour les posthumanistes, cette valeur passerait au second plan, dépassée et malmenée par l’évolution technologique qui générerait la progressive apparition d’une nouvelle espèce d’êtres vivants qu’on ne pourrait plus dire humains. Pour sa part, Marcel Bolle de Bal, ne pouvant souscrire à cette perspective posthumaniste (qui est antihumaniste), est plutôt enclin de plaider pour la mise en œuvre de valeurs hyperhumanistes. C’est un approfondissement et une revalorisation des valeurs humanistes et personnalistes qu’il prône et à laquelle il invite…

Des robots de compagnie dans les hôpitaux, les résidences pour personnes âgées ou les crèches là où les petits chiens et petits chats « partenaires » (et autres perroquets et hamsters) ne peuvent être admis. Pourquoi pas ? Puisque financièrement l’engagement d’un personnel soignant humain n’est plus guère possible. Sans doute la qualité de la relation ne sera guère la même. Mais tant pis ! C’est mieux que rien. Renoncer donc à l’animal (et à l’humain) et user du robot en remplacement. Ce n’est guère mettre dangereusement en péril la sauvegarde de notre humanisme. Mais de l’animal d’où nous-mêmes nous venons (et que nous sommes) au robot super-sophistiqué qui risque de nous laisser sur le bord du trottoir et se passer de nous, quel chemin ! Et quel avenir ? Sans parler des robots-tueurs susceptibles de tous nous anéantir à jamais. Comment concilier une survivance de l’humanisme personnaliste, dans un univers où, chaque jour, la technologie est de plus en plus omniprésente, jusque dans nos tâches les plus ordinaires ? Quel supplément d’âme préserver jalousement en nous et dans le monde, pour que nous puissions encore vivre dans une fidélité à l’humanité dont nous avons hérité et que nous sommes appelés à transmettre aux générations futures, envers et contre tout ?

 

Sully FAÏK

 

[1] Deux conteuses de l’époque ont raconté La Belle et la Bête a leur manière : en 1740, Gabrielle-Suzanne Barbot de Villeneuve (1695 ?-1755) et, en 1757, Jeanne-Marie Leprince de Beaumont (1711-1780).

[2] Sylvain Tesson a obtenu le prix Renaudot 2019 pour son roman La Panthère des neiges (Gallimard). Sur les plus hauts plateaux du Tibet, bien loin de notre société des écrans, à 4.000 mètres d’altitude, se déploient une faune d’antilopes, de chèvres bleues, des hordes de yacks… Plus haut encore, c’est à 5.000 mètres d’altitude que s’ouvre le domaine de la panthère des neiges, véritable sanctuaire naturel totalement inhospitalier à l’homme, où le félin a trouvé les moyens de sa tranquillité et de sa survie, protégé des effets nocifs de la civilisation.