Centre d'Étude du Futur

                                                      Pièges

           

            Pauvres de nous les « chiens-de-charrette! Voilà bien une expression populaire qui n'a plus cours. Pourtant, celle-ci fut en vogue durant de longues années.

Elle signifiait que l'on avait à subir une épreuve. Mais, les mots suscitaient des sourires entendus: avant tout, il s'agissait d'une plaisanterie. Seuls, les vieux ouvriers ne riaient guère. Eux avaient connu cette époque où régnaient des conditions d'existence très dures. Et, en ce temps-là, le sort des humbles approchait celui des bêtes.

 

            Une charrette se tractait avec l'homme entre les brancards, et un ou deux chiens sanglés au garrot. Les petits légumiers, laitiers, charbonniers, chiffonniers, ... ne pouvaient s'offrir les services du cheval. Le chien par contre, s'achetait pour un prix moindre, mangeait n'importe quoi, dormait à même le sol. Son aide s'avérait précieuse quand on exerçait le métier d'ambulant.

L'homme et l'animal peinaient de concert, aux seules fins de transporter un modeste mais pesant négoce. Car on chargeait au maximum, évitant ainsi d'inutiles voyages en réapprovisionnement. L'équipage avançait donc avec difficulté, dans un tintamarre d'enfer. Les roues cerclées de métal se mouvaient sur des pavés inégaux, parmi des rues défoncées, escarpées, interminables.

Longues aussi étaient les journées, et le parcours devenait plus pénible encore quand survenaient le gel ou la canicule. Tant d'efforts cependant, ne procuraient que peu de profit. Lorsque des pauvres ont d'autres miséreux comme clients, ils peuvent tout au plus assurer leur survie.

 

            L'évolution scientifique et sociale, transforma la charrette en élément de notre folklore. Un camion, une camionnette se montraient des outils autrement performants, beaucoup plus rentables. En outre, le petit commerce péréclita, au bénéfice des magasins. Il y eut bien quelques irréductibles de la « carriole-à-chien » qui s'obstinèrent. Mais, les amis des animaux protestèrent vigoureusement. A leur demande, une loi fut votée. Les attelages canins devinrent prohibés.

Disparurent de nos villes, ces chiens haletants, épuisés qui, parfois, agonisaient dans le caniveau sous les yeux des passants.

           Grâce au progrès, les chiens d'aujourd'hui s'adonnent au farniente. Et cette heureuse situation paraît définitive. Car les innovations techniques se succèdent sans relâche. A tel point que l'homme, lui aussi, pourrait s'installer sous peu dans le loisir perpétuel. On crée en effet, de plus en plus de richesse avec de moins en moins de bras. 

Il semble bien que la vieille malédiction du travail va bientôt arriver à son terme. Tout au plus faudra-t-il désormais travailler une quinzaine d'heures par semaine.

Hélas, si retirer les « chiens-de-charrette » du circuit économique n'a jamais suscité de contestations, par contre, il n'en va pas de même quand il s'agit des humains. Envisager semblable avenir prometteur occasionne nombre de violents remous. Les adversaires du repos continu, s'activent à grand bruit. Ceux-là, récusent la mort annoncée du salariat, repoussent ce possible bonheur dispensé par l'oisiveté.  Et, à les entendre, ce que l'on accorda jadis à l'animal ne doit pas être permis aux gens!

 

                                           La promotion des esclaves

 

            « Le travail éloigne de nous trois grands maux: l'ennui, le vice et le besoin ». Ces paroles célèbres de Voltaire, ne peuvent surprendre quand on connaît l'itinéraire du bonhomme. Car ce « commerçant-philosophe » - comme il aimait se faire appeler – avait bâti sa fortune sur la traite des esclaves africains.

Il profitait ainsi du travail des autres, tout en s'appliquant à réaliser une production littéraire abondante. C'est donc spontanément que pareil « entrepreneur » vilipenderait les oisifs de son temps. Mais, ce faisant, une telle attaque égratignait le pouvoir établi.

            A cette époque, régnaient les « hommes d'épée ». Des nobles, qui s'engageaient régulièrement dans des guerres absurdes, qui s'entretuaient en duels insensés. Cependant, c'était montrer là qu'ils préféraient mourir, plutôt que de déshonorer leur nom. Et ceci permettait à ces aristocrates de se distancer de la masse, parce que dotés d'une bravoure inaccoutumée, parce qu'issus d'une lignée « biologiquement supérieure ». 

Se rebeller contre les abus de ce régime féodal s'avérait impie. Car, les prêtres l'enseignaient: il fallait se plier à l'ordre social voulu par Dieu. De plus, ces interprètes de la parole divine indiquaient le chemin vers la sainteté. Renoncement aux biens de ce monde, humilité, chasteté, prouvaient au bon peuple combien sincères se voulaient ses bergers. De sorte que, là aussi, s'affichait  quelque supériorité, mais par dépassement stoïque des appétits communs.

 

            Pour Voltaire, ainsi que pour beaucoup d'autres qui viendraient après lui, esclaves, serfs, prolétaires, grâce à leur labeur gagnaient honnêtement le pain qu'ils mangeaient. En revanche, ceux qui ne produisaient rien, tels ecclésiastiques et féodaux, se comportaient en parasites, profitaient des efforts d'autrui.

Pour valoriser davantage la condition servile, il fallait également lui souffler qu'elle n'était pas composée de couards mendiant la protection de seigneurs violents. Et, lui assurer en outre qu'elle pouvait se passer de quiconque voulait diriger les consciences. Aussi, la multitude absorberait goulûment semblables assertions et louanges. Dès lors, le monde d'autrefois allait bientôt basculer cul par-dessus tête.

Or, derrière les paroles libératrices, se profilait l'idéologie de nouveaux maîtres. Lesquels, une fois de plus, s'appuieraient sur la notion de mérite...        

 

            Le « méritant » n'hésite pas à se réclamer de « l'élite ». Un postulat, qui l'autoriserait à s'extirper de la foule des « médiocres ». Il lui reste alors à produire un discours justificateur, persuadant la plupart du bien-fondé de son « excellence ». En outre, son argumentation contiendra quelque discours sur les « inégalités », considérées comme « naturelles » donc « inévitables ».

Tout ceci relève de la tromperie, tout ceci consiste à ne retenir qu'une seule dimension de la complexité humaine. Soit, à n'isoler chez la personne qu'une manière d'être particulière, voire une simple qualité considérée comme essentielle.

Si donc je joue merveilleusement du piano, il peut être avantageux pour ma vanité de jauger les gens selon cet unique critère. Le comble de mon respect appartiendra au virtuose, ensuite ma considération ira déclinant. Et, de par ce classement, l'incapable sera celui ignorant tout de la musique. J'aurai créé de la sorte une hiérarchie, en reniant la nature, en occultant l'infinie diversité des aptitudes qui caractérise notre espèce.

C'est ainsi que la société mercantile sélectionna un type d'homme dont elle fit son héros: le travailleur opiniâtre car avide.

 

            A nouveau, le « mérite » justifiera les privilèges de quelques uns. Mais aussi, il dissimulera ce qui construit maintes carrières édifiantes: les circonstances favorables, les héritages culturels et monétaires, les egos maladivement développés, les scrupules amoindris, les flatteries aux puissants, les appuis d'un réseau, ...

De plus, et cela paraît de prime abord invraisemblable, tout « performant-innovant-méritant » se trouvera conforté par ses adversaires traditionnels. En effet, le leader d'aujourd'hui se situe à mille lieues de l'oisiveté. Souvent même, ce banal tâcheron s'impose en abattant quantité d'ouvrage de manière stakhanoviste. Or, ceci débusque un curieux paradoxe. De fait, l'ouvrier Stakhanoff a toujours été l'idéal d'une certaine gauche...

 

            Que deviendraient le parti socialiste, le parti communiste, et les syndicats qu'ils inspirent, si le prolétariat n'existait plus? En l'absence de ce dernier, la mouvance marxiste n'aurait aucune raison d'être. Et, l'amélioration des conditions de travail serait impossible à vendre. Un tel produit se révèlerait vite obsolète, car désormais sans clientèle.

Compresser drastiquement le temps de travail, et octroyer à tous un revenu en partageant toute la richesse produite, s'avère donc une révolution ne pouvant séduire que les travailleurs eux-mêmes. En revanche, plutôt que d'en finir avec l'esclavage salarié, les soi-disant « défenseurs du peuple » encouragent celui-ci à subir. Pour ce faire, la dure condition prolétarienne sera dite porteuse de tous les espoirs. Définie comme avant-garde du genre humain, dans sa marche irrésistible vers le progrès social!

Par conséquent, l'éternel besogneux apparaîtra nimbé de toutes les vertus, se verra glorifié, « anobli »! Et, en finale, on ira même jusqu'à lui élever des statues!

 

                                            La morale des conformistes

 

            Si l'on en croit Darwin, les singes et nous proviendrions d'un ancêtre commun. D'ailleurs, bien que séparés par l'évolution depuis des millions d'années, hommes, chimpanzés, bonobos, possèdent un patrimoine génétique quasi semblable. Et si l'on admet aussi que « les instincts » influencent grandement notre personnalité, l'étude de ces cousins primates nous livre bien des informations.

Parmi la faune sauvage, multiples sont les organisations sociales ne semblant guère « démocratiques ». Ainsi, les chimpanzés subissent sans conteste un régime totalement « despotique ». Parce que chez ces derniers, règne un chef tout puissant. Lequel octroie nombre de privilèges aux courtisans qui sollicitent sa protection. S'établit de la sorte une inégalité entre tous les membres du groupe, selon le bon vouloir du mâle dominant.

L'animal qui oserait contester cette domination pyramidale, verserait dans l'action suicidaire. Car la collectivité entière se liguerait contre lui. Persécuté, battu, puis éjecté du territoire familier, un tel réfractaire deviendrait rapidement la proie des nombreux prédateurs, voire serait mis à mort par l'une ou l'autre bande ennemie.

Pareille exclusion radicale doit nous interpeller, tant l'Humanité aligne à foison des collectivités déployant moult attitudes simiesques...

 

            Apparemment issue du fond des âges, il existerait également chez les humains cette terreur de se retrouver seul, sans soutien, sans appuis. Et, toute expulsion hors du groupe représenterait une menace majeure. Aussi, beaucoup s'interdiront de penser par eux-mêmes, pour mieux assimiler les certitudes collectives. Ce qui revient à privilégier l'adaptation aux dépens de l'unicité, à reconnaître la légitimité des hiérarchies, à se soumettre avec complaisance.            

Le marché du travail intensifie ce formatage des personnalités. Car un employeur n'engage que des gens dynamiques, mais dociles. Ces derniers en effet, doivent se couler dans la norme productiviste. Ce qui a pour résultat d'instrumenter chacun, de nous transformer tous en fonction.

Atténuer l'humanité des hommes se réalise ainsi: en les menant depuis leur animalité première vers  cette efficacité propre aux machines.

 

            Le pouvoir impose cette froide rationalité technicienne lui permettant de prospérer. De fait, les entités sociétales modernes peuvent se définir comme des systèmes extrêmement complexes. Aussi fonctionnent-elles grâce à tous ceux qui se veulent parfaits rouages. L'activité machinale s'exerçant alors par des foules obéissantes, utiles, fiables.

Pour réussir une telle sujétion générale, la morale des puissants doit imprégner l'entièreté du corps social. Car conformisme et mimétisme s'épanchent sans restriction, s'ils sont confortés par des principes solides. C'est donc sans surprise que la vertu définie par « en haut », régit les comportements du grand nombre.

Répandus parmi une masse apathique, ces préceptes moraux ne sont pas sans danger. Notamment, lorsque l'autorité se veut absolue, désigne un ennemi, crie au péril imminent. Car aussitôt, il faut que chacun « fasse son devoir ». Soit s'amalgamer de façon parfaite au groupe, afin d'éliminer impitoyablement tout barbare qui voudrait détruire celui-ci. C'est ainsi que les génocidaires ont perpétré leurs grands massacres: par obéissance aveugle aux ordres, respect d'un serment d'allégeance, fidélité au drapeau ou à la Cause, solidarité envers les camarades, refus viril de toute « sensiblerie » inhibitrice. De tels agissements refléteraient donc une honnêteté irréprochable... si l'on considère cette dernière à l'aune de la horde et de ses dominants.

Tuer tant de monde en peu de temps, requiert une parcellisation des tâches. Participer à l'oeuvre de mort, c'est parfois conduire un train ou pointer des noms sur une liste. Ce qui endort bien des consciences. La plupart en effet, veulent ignorer toute conséquence mortelle quant aux actes prestés. De sorte que bureaucratie, objectifs, chiffres, résultats étouffent encore un peu plus l'homme responsable.

 

            Souvent, l'égoïsme collectif stigmatise celui de l'individu. En réalité, pareille condamnation dissimule un appel à l'homogénéité. Car le groupe qualifie d'égotiste, l'isolé qui parvient à prendre ses distances.

Pour s'éloigner valablement d'un troupeau, il faut se rapprocher de la communauté des hommes. Grâce à l'empathie, autrui se perçoit comme un membre de notre vaste famille humaine. Dès lors, toute atteinte à la dignité, l'intégrité, la vie de ce proche parent suscite une révolte. A partir de là, le Bien et le Mal ne jailliront pas de la moralité d'une tribu, ne traduiront plus l'avantage d'une quelconque autorité.

Se mettre à la place de l'autre, le comprendre, l'admettre dans sa différence, sont le fait de l'imagination bienveillante. Or, cette proximité de l'universel, ce voisinage avec la multiplicité des façons de penser, favorise une éthique tout à fait personnelle, encourage les convictions non grégaires. Ainsi peut se construire l'individualiste authentique, en se structurant par sa vision émancipatrice de la vie. De fait, celui-ci s'accomplit non pas en se repliant sur sa petite personne, mais en développant cette disposition ô combien précieuse: la générosité.  

 

            La morale du pouvoir impose le travail comme valeur suprême. Et, beaucoup intériorisent ce commandement prioritaire, pour le transformer aussitôt en vertueuse évidence. C'est ainsi prêter main-forte à son propre asservissement, tout en facilitant également celui des autres.

Au niveau mondial, les plus miséreux se dénombrent par dizaines de millions. Et, tous ces démunis  totalisent un bien maigre pactole; lequel représente moins que les avoirs d'un seul grand fortuné. Or, l'enrichissement des super-nantis s'effectue grâce au labeur d'un grand nombre de gens. Or, ceux-ci composent cette classe moyenne exploitée, laquelle ne veut pas savoir à qui profite ses efforts. De sorte qu'elle fait preuve d'une ardeur mécanique fortifiant l'injustice, les inégalités, la pauvreté. 

Penser à la survie des générations futures, pourrait aussi susciter du courage pour s'opposer. Parce que produire en pagaille à coup sûr anéantira notre environnement. Mais, là encore, le consentement général soutient la malfaisance.

 

            Seule une conscience résolument humaniste, largement répandue, parviendrait à gripper cet engrenage destructeur. Et, celle-ci s'activerait d'abord par une bonne résolution: en faire le moins possible.

 

                                               La neutralisation des nombrilistes

 

            Gagner son pain quotidien, exige de supporter des horaires harassants, des trajets interminables, des collègues ennuyeux, des corvées rebutantes, des menaces de licenciement. En outre, il faut souffrir l'injustice et les passe-droits, l'absurdité de certaines décisions, l'usure nerveuse, le harcèlement moral, le salaire insuffisant, les humeurs du chef,...

Nous voler une grande part de temps libre, constitue un autre méfait majeur. Le loisir en effet, permet à chacun de croître harmonieusement, selon son rythme, ses goûts, sa nature. A l'inverse, les agitations rémunérées dégradent, par étouffement des potentialités et captation des énergies.

Normalement, semblables dommages devraient provoquer un désaveu massif. D'autant que nous ne sommes plus dans une société disciplinaire. Sauf qu'aujourd'hui, c'est par la séduction que l'on dirige les gens.

Déjà, précipiter ceux-ci dans la consommation sans frein, se réalise grâce aux techniques publicitaires. De sorte que la population active accepte d'accomplir nombre de tâches ingrates, pour obtenir piteusement bien des choses inutiles.

Ce conditionnement des cerveaux culmine avec les méthodes de management. Ici, le boniment qui pousse au travail intensif se déclame sans scrupule aucun. Pareille duplicité travestit en « liberté » les coercitions productivistes, maquille en « épanouissement » la normalisation des conduites, déguise en « solidarité » une concurrence entre travailleurs.

 

            Toujours, les dominants présentent leur emprise sous la forme d'un service rendu. Aussi, tout dominé a pour obligation morale d'apprécier le « cadeau ». C'est ainsi que « donner du travail » et «offrir un salaire » déclenchent un sentiment de reconnaissance. Dès lors, servir docilement des maîtres à tel point généreux sera le moyen d'apurer ce qui ressemble à une dette.

Cet attachement affectif des subordonnés envers leur employeur, se renforce par le biais d'une subtile propagande. Car ce qui s'avère ouvrage particulièrement fastidieux, devient alors chance pour « se réaliser en relevant un défi », « développer ses aptitudes », « se dépasser ». 

Il faut savoir qu'un système économique mondialisé évolue dans la nouveauté perpétuelle. Or, cette innovation permanente ne peut s'accommoder des rigides ambiances d'autrefois. Et le travailleur d'aujourd'hui doit oublier règlements, obéissance, hiérarchie, afin de mieux assimiler autonomie, flexibilité, vitesse, implication, polyvalence, initiative, créativité. Mais, cette amélioration personnelle orientée, cette obligatoire et constante vigilance, manifestent une discipline autre, bien plus sévère encore.

 

            Une société commerciale s'enrichit grâce aux performances accomplies par tout son personnel. C'est pourquoi l'entreprise doit créer en interne un climat mobilisateur. Aussi va-t-elle se présenter sous l'aspect d'une famille; afin que tous se coalisent dans la poursuite d'un but soi-disant commun. Une mystification, qui endort la méfiance des subalternes, stimule leur dévouement, permet à l'information de circuler convenablement, favorise la collaboration entre les différents services.

Toutefois, manipuler au mieux requiert également l'octroi de félicitations, primes, promotions aux éléments particulièrement motivés. De sorte que s'impose inévitablement une compétition entre collègues, une course dont l'objectif consiste à se mettre en valeur. Aussi, cette prétendue parenté galvanisant l'union se mue en  rivalité générale.

 

            Travailler signifie endurer une contrainte, soit l'exact contraire de la liberté. Pourtant, certains n'en ont cure et, se vouent au labeur quotidien. Cela parce que l'appât du gain, la vanité qui pousse à se croire indispensable, l'ambition irrépressible, l'activité conjurant les angoisses, l'exercice d'un pouvoir, la peur irrationnelle de l'ennui, la crainte d'être réputé paresseux, la sensation d'avoir accompli « son devoir », s'accordent à la morale du moment, aux intérêts des puissants.

Semblable conformité réussie favorise une estime de soi rudimentaire. En réalité, c'est là se satisfaire d'une personnalité amoindrie. Ici, il s'agit de composer son identité par le biais de pressions extérieures, d'élaborer un « moi » sous influence.

Or, une telle façon d'être contamine quasiment tout le corps social. Car celui-ci se trouve majoritairement imprégné de l'idéologie du travail.

           

            Naguère, traditions, religions, institutions, encadraient strictement la collectivité. Aussi, chacun se devait de « rester à sa place ». Rien n'était plus drôle alors que cette pièce de théâtre intitulée « Le bourgeois gentilhomme ». Sauf qu'aujourd'hui, l'arriviste ne fait plus rire. De fait,   tout parvenu qui arrive à singer les très riches suscite à présent de l'envie.

Si les carcans d'autrefois ont heureusement disparu, beaucoup de nos contemporains ne sont pas libres pour autant. Parce que leur soumission demeure, mais s'articule de manière différente.

Quand la plupart s'échinent à seule fin de se prétendre quelqu'un, cette attitude montre aussitôt qu'ils réagissent comme n'importe qui. Car, nombreux sont ceux qui s'activent selon des normes décidées par les possédants, d'après ce management maintenant ingéré par le grand nombre. Beaucoup même, grisés par une position hiérarchique ascendante, osent se croire nantis de quelque supériorité naturelle.

Il nous manque donc un nouveau Molière. Lequel, pourrait nous réjouir grâce à la description de pareils personnages typés. Et, cette oeuvre plaisante aurait pour titre tout indiqué « Le mouton arrogant ». 

 

            A notre époque, qui ne se sent pas « comblé » est forcément coupable. Celui-là, ne se comporterait guère en chef d'entreprise, négligerait cette vocation d'entrepreneur de lui-même. L' insatisfaction résulterait ainsi d'un non-travail sur soi. Avec pour conséquence, l'impossibilité de « réussir dans la vie ».

Gagner beaucoup d'argent, harmoniser son couple, éduquer adéquatement ses enfants, compter de nombreux amis, gérer efficacement son temps, ... tout cela deviendrait possible lorsqu'on parvient à valoriser ses talents, à développer son potentiel. Pour obtenir ce résultat, il faut éliminer ses « déficiences », il faut « performer », « s'augmenter » grâce à des efforts personnels.

C'est pourquoi revues, magasines, livres, séminaires, conférences, débordent de conseils, confessions, témoignages. Lesquels, exhortent à cette auto-évaluation, prétendument constructive, perpétuellement activée, fondamentalement narcissique, et censée conduire au « succès ».

 

            Avec une majorité de gens totalement obsédés par eux-mêmes, dévier la trajectoire mortifère du système s'avère problématique. Car, persuadés que tout avenir radieux dépend uniquement de leur « moi » boursoufflé, nombre de nos contemporains ne se veulent plus citoyens agissants. Solitaires, et non plus solidaires, ils dédaignent l'action commune, repoussent ces convictions porteuses de changements pourtant cruciaux.

Dépolitiser la foule, se réalise aussi par la lutte de tous contre tous. Chacun se doit de jouer des coudes, se bousculer au sein d'une cohue qui se précipite vers le maximum de reconnaissance sociale, vers une extraction de la masse anonyme. Soit la bataille permanente entre de multiples égoïsmes, laquelle va métamorphoser autrui en insupportable concurrent.

Demeure cette question désolante: comment changer un monde dans lequel les gens ne s'aiment plus?

                                        L'optimisme des sceptiques

 

         Le travailleur obéissant se montre satisfait, prouvant ainsi son adhésion aux prescriptions en vigueur. Et, parce que « positif », il s'abstient de toute critique envers son employeur. Ce qui, le plus souvent, témoigne d'un aveuglement délibéré. D'ailleurs, de façon générale, éradiquer systématiquement la moindre bribe de négativité évacue le réel. Colères, indignations, ressentiments, dépit, mais aussi malheurs, deuils, regrets, remords, découragements,... s'estompent alors dans un brouillard rose, une opaque brume de commande.

Cependant, aimer véritablement la vie consiste à l'accepter telle qu'elle se présente, avec ses délices et tous ses drames. Or, cette soif de vivre gagne en intensité quand on aspire également à l'existence telle qu'elle devrait être. A nouveau, il convient de ne pas se fermer les yeux, pour dénoncer courageusement injustices, coercitions, inégalités, exploitation. De sorte que les promesses de bonheur reposent sur deux piliers essentiels: l'acquiescement et l'espoir.

La « pensée positive » par contre, ne se contente pas de conforter l'esclavage salarié. Elle déborde du cadre professionnel afin d'amplifier l'ajustement au contexte économique, politique, social. Ce faisant, elle anesthésie plus encore la collectivité. Pareil piège dès lors, autorise cette définition de l'optimiste d'aujourd'hui: un instrument au service du pouvoir. 

 

            Considérer toutes choses sous le seul angle de leur meilleur aspect, façonne l'image d'un futur idyllique. De fait, le regard euphorique transforme la notion de progrès en utopie délirante.

D'emblée, cette illusion refuse une évidence par trop « négative ». A savoir que toute innovation technologique contient une capacité de nuisance. Et même, que nombre d'inventions recèlent un potentiel hautement dévastateur.

Se jeter du toit d'un gratte-ciel, en espérant quelque évènement propre à stopper cette chute fatale, apparaîtrait certes comme le comble de l'optimisme. Pourtant, de sectaires technophiles professent semblable foi ridicule. Ces dévots en effet, d'abord minimisent les dégâts d'une certaine science détruisant la planète. Ensuite, ils prophétisent, pronostiquent, misent sur d'obscures découvertes inédites qui devraient, un jour, rectifier les ravages.

Évidemment, le principe de précaution suscite une grande colère parmi les bigoteries à prétention scientifique. Car ce minimum de prudence, freinerait la progression triomphale de l'humanité, minerait sa confiance en ses propres capacités. Mais, l'argument suprême provient de la mentalité concurrentielle instituée par le système. De sorte qu'une Europe timorée se verrait à la traîne, dépassée par des nations encourageant, sans bornes aucunes, toute forme de recherche appliquée. A terme, opter pour la sagesse ferait de nous les valets des Chinois ou des Américains!

 

            Quand la croyance au perfectionnement technologique se mue en superstition, mettre des limites à cette avancée perpétuelle s'avère impossible. Et, nous emporte alors une mécanique implacable que plus personne ne parvient à maîtriser.

Ce processus aveugle, à l'extension infinie, doit tout à l'idéologie mercantile. Depuis longtemps, celle-ci stimule l'ascension du comment tout en oeuvrant à la destruction du pourquoi. De sorte que l'on en arrive aujourd'hui au comment augmenter artificiellement l'intelligence de l'homme, comment lui ôter ses « lacunes » originelles, comment abolir cette nature qui le fait mortel? Or, contrer de tels fantasmes devient impossible lorsque le pourquoi des religions, philosophies, idéaux politiques, apparaît quasi moribond.

 

            Le comment et le pourquoi sont absolument complémentaires. Il y a donc grand péril quand l'équilibre entre ces deux façons de penser vient à se rompre. De fait, le fanatisme, l'intolérance imprègnent aussitôt l'un ou l'autre bord, jusqu'à requérir l'excommunication ou l'apostasie de tout qui dérange.

A présent en position d'infériorité, le pourquoi subit les assauts d'une froide rationalité. Et convictions, croyances, espoirs, tentent de se maintenir sous les quolibets. Le sentiment religieux survit grâce aux fidèles âgés, les philosophes quémandent l'aval des sciences exactes, nos politiciens s'intéressent surtout à leur carrière. Ce qui enraie tout progrès moral et renforce l'emprise de la technique sur nos vies.

Parce que n'ayant guère d'adversaires à sa taille, le comment verse aujourd'hui dans la démesure, cherche un pouvoir sans partage. Aussi, transhumanistes, scientistes, eugénistes fusionnent, jusqu'à former une secte inédite. Celle qui rassemble les « esprits éclairés », et dans laquelle communient  ceux qui disent ne croire plus à rien.

 

            L'homme remodelé, cyborg fabriqué par ce transhumanisme délirant, ne se posera jamais la question du pourquoi. Il ne sera donc pas mystique, ni adepte de la sagesse, ni militant. Il ne sera pas non plus cet artiste, ce poète émerveillé par la nature, l'être humain et la vie. Il sera technicien.

Sans conteste, cet avatar « bionumérisé » s'échafaudera selon la loi du marché. Et, ses qualités premières s'aligneront sur ce que l'on demande aux machines. Aussi, utilité, fiabilité, efficacité, rentabilité, faciliteront son accès immédiat à l'emploi rémunérateur.

Ce travailleur du futur, s'insèrera parmi de multiples robots, vu le grand nombre de tâches automatisées. Quant à tous ceux qui n'auront pas eu les moyens, ou l'envie, de se laisser façonner, ils se débattront vraisemblablement dans l'extrême pauvreté.

Une société fondée sur le travail, quand celui-ci devient rare, ne peut le partager. Ce serait là, écourter drastiquement sa durée, le voir quasiment disparaître, lui ôter tout prestige, déprécier les efforts des « méritants ». En outre, ce monde capitaliste ne saurait pas plus se renier en distribuant la richesse produite. Or, sans de telles répartitions, reviendra la misère d'autrefois. Et, peut-être, verrons-nous à nouveau de ces malheureux chiens attelés aux charrettes...

                                                                                                                        Gablou